L'indépendant: Rencontre, par Ghislaine Charton

22 novembre 2019

70 ans après, le premier livre de poèmes d'Antoine Tudal, Souspente, vient d'être réédité pour le grand public

À l’occasion de la parution du recueil d’Antoine Tudal, Souspente avec une préface de Pierre Reverdy, et un frontispice de Georges Braque, les éditions Le Bruit du temps ont organisé jeudi 7 novembre une lecture-rencontre avec Anne de Staël et Viviane Montagnon.

L’événement a été orchestré dans les locaux du Bruit du temps, dans le cinquième arrondissement de Paris. À cette occasion étaient exposées des œuvres de Nicolas de Staël (beau­père d’Antoine Tudal) et de Jeannine Guillou (sa mère).

Il aura donc fallu attendre 70 ans pour que soit enfin édité pour le grand public ce recueil de poèmes écrit par Antoine Tudal, alors enfant. « À ce jour, seul existait un livre d’art sorti en 1945. » Épuisé bien entendu.

Viviane Montagnon, sa compagne avec qui il partageait sa vie depuis 1986 et avec qui il vivait en Bresse depuis 2006, explique : « Le temps des poètes n’est pas celui des hommes. Il aura fallu toutes ces années, pour que tout se conjugue et soit réuni pour que ce rendez­vous soit possible. »

L’ouvrage « dans une édition extrêmement précieuse » est admirablement mis en page par Antoine Jaccottet, de la maison d’édition Le Bruit du temps. Il explique en note : « A la reproduction du recueil tel qu’il avait été constitué par Reverdy et Braque nous nous sommes permis d’ajouter en annexe ­ outre la très éclairante postface d’Anne de Staël et des photographies ­ deux poèmes retrouvés qui n’avaient pas été retenus lors de la première édition, et deux lettres qui témoignent des liens d’amitié qui s’étaient tissés entre le jeune poète et ses aînés. »

 

Écrit par un enfant

 

Antoine Jaccottet raconte : « La genèse de ce livre écrit par un enfant de treize ans est une manière de conte. À leur arrivée à Paris en 1943, la mère d’Antoine Tudal, Jeannine Guillou, et son compagnon depuis 1937, Nicolas de Staël, s’installent dans l’hôtel parti­ culier de Pierre Chéreau, rue Nollet, dans le quartier des Batignolles. Pierre Chéreau est

alors en exil en Amérique, son bien confisqué par les autorités allemandes ; c’est la galeriste Jeanne Bucher qui le leur fait ouvrir, avec son parc en friche où les gamins des rues avoisinantes viennent s’encanailler auprès du jeune Antoine. Ce petit franco­polonais qui se fait aussi appeler Antek est, d’après sa mère, inattrapable en corps et en esprit. Des tribulations dans les Carpates et dans le désert marocain de son enfance, il a gardé le goût incoercible de la grande vie et des immenses espaces. On dit qu’il tourne mal. Un larcin qu’il commet par voyouterie innocente à la veille de la Noël 1943, met en danger Nicolas de Staël (les lois en vigueur en font un apatride, et partant un potentiel gibier de camp de concentration). Aussi, pour qu’Antek tire une leçon morale du vol, sa mère, tout ensemble ulcérée et inquiète, l’enferme dans la mansarde de l’hôtel et lui sert les repas sur la marche haute de l’escalier. Au grenier il n’y a rien, sauf une grosse bibliothèque de poésie contemporaine : Gide, Michaux, Supervielle, Birot... Quand après six mois il descend de sa « souspente », c’est avec un cahier de poèmes éblouissants pour son âge. Antoine Tudal a concentré sur quelques pages le regard aigu qu’il porte sur le monde adulte, et toute sa rage de la solitude, son angoisse devant un univers menacé par le silence. Pierre Reverdy, à qui l’on rapporte l’histoire, est tout de suite ému par cet enfant dans une mansarde qui, comme lui, aurait su reconnaître en la poésie « le seul moyen de combler l’abîme qui baille entre les choses ». Il alerte le peintre Georges Braque, qui décide de faire imprimer un choix de poèmes chez Robert­J. Godet. Cette édition de luxe, rehaussée par une lithographie de Braque, est l’occasion pour Reverdy d’approfondir dans une très belle préface « au ton d’ironie glacée » propre idée de la poésie.

 

Toujours vivants et intenses

 

Viviane Montagnon confie : « Aujourd’hui encore ces poèmes qui rejaillissent ont gardé toute leur fraîcheur. Ils sont toujours vivants et intenses qu’à l’instant où ils ont été écrits. Étonnamment, Lacan a utilisé un de ces poèmes, Obstacle, pour une de ses conférences sur la psychanalyse. Nicolas de Staël y fait aussi allusion dans sa correspondance. Les gens demandaient : comment se procurer ce recueil ? Antoine Tudal aurait, bien entendu, souhaité une réédition. Mais le temps passant, cela devenait du domaine du conte. Il souriait d’ailleurs de ce mystère qui entourait Souspente. »

Elle­même auteure, Viviane Montagnon ajoute : « Il faut imaginer que ce petit garçon éparpillé, chaotique, impossible à tenir s’est mis au monde dans cette soupente. » À voir les photos, ce monde le rendait radieux. « Partout où il a vécu ensuite, il a toujours recréé, de manière inconsciente, cet endroit. C’est là qu’il retrouvait la source, son inspiration pour écrire. L’arrivée en Bresse, dans notre petite ferme bressane (avec son architecture typique, basse, avec beaucoup de bois, son avancée de toit, NDLR), c’était comme un aboutissement, une évidence. »

La lecture qu’elle a faite, devant un parterre d’auteurs, d’artistes, d’amis a été « un moment incroyablement émouvant. »

 

Par Ghislaine Charton