La traversée du goulag
Julius Margolin (1900-1971), incarcéré en URSS de 1939 à 1945, rédigea dès sa libération un livre formidable, enfin publié dans son intégralité
Voilà exactement soixante ans, à l’orée de l’hiver 1950, David Rousset (1912-1997), revenu des camps nazis, auteur de L’Univers concentrationnaire, devenu pourfendeur du Goulag soviétique, traînait en justice l’hebdomadaire communiste Les Lettres françaises, qui l’avait traité de « trotskiste falsificateur ». Au cours de ce procès, qu’il devait gagner, il convoqua divers témoins, dont Jules Margoline, qui cloua le bec de l’avocat stalinien Joë Nordmann : « 500 000 juifs sont morts dans les camps soviétiques ! »
Jules Margoline savait de quoi il parlait. Né en 1900 dans une famille juive de Pinsk (aujourd’hui en Biélorussie), installé en Palestine à partir de 1936, ce Julius Margolin – telle était son identité – partit visiter la Pologne en 1939, où il se fit surprendre par la Seconde Guerre mondiale. Fuyant le nazisme, il connut la serre soviétique, de la relégation vétilleuse à la déportation. Rescapé du goulag, il put retourner en Palestine, où il rédigea, en russe, de décembre 1946 à octobre 1947, près de huit cents pages réfléchies et hallucinées sur les camps.
Le livre fut publié en France par Calmann-Lévy en 1949, sous un titre hautement référentiel, La Condition inhumaine, tout en francisant donc le nom de l’auteur, devenu Jules Margoline. Soixante et un an plus tard, une petite maison persévérante, Le Bruit du temps, fondée par un éditeur idéaliste, Antoine Jaccottet, donne une seconde vie amplement méritée à l’ouvrage admirable et bouleversant d’un homme de lettres qui retrouve son patronyme.
Le livre bénéficie de surcroît du titre approprié, Voyage au pays des Ze-Ka, qui reprend le sigle z/k, ou zek, désignant à l’origine les « détenus du canal », c’est-à-dire affectés au creusement de l’ouvrage reliant la Baltique à la mer Blanche, avant de s’appliquer à tous les prisonniers du goulag, cet archipel de camps esclavagistes propre à l’URSS. Le récit reconquiert enfin sa cohérence et sa puissance, puisque l’édition de 1949, certes magnifiée par une traduction de Nina Berberova et Mina Journot, avait hélas escamoté un tiers du manuscrit, en particulier les passages les plus durs à propos du système soviétique.
C’est Luba Jurgenson – nous lui devons L’Expérience concentrationnaire est-elle indicible ? (Le Rocher, 2003) – qui a identifié, puis traduit les paragraphes jadis soustraits, tout en offrant au lecteur un appareil de notes rigoureux et inspiré. Voici donc, enfin disponible dans toute sa dimension, l’un des plus grands livres sur ces plaies métaphoriques de notre monde contemporain : les camps.
Le lecteur ne trouve pas l’ampleur des visions et des sensations d’un Varlam Chalamov (Les Récits de la Kolyma, aux Éditions Verdier), qui en est venu à incarner le goulag, alors que Julius Margolin le traverse. Ce regard de biais donne toutefois son prix au discernement d’un prisonnier qui n’est pas du sérail. Russophone mais étranger au monde soviétique, n’ayant jamais cru en ses promesses, Margolin observe une barbarie à la fois idéologique et géographique, une folie orientale à l’œuvre.
Il se réclame de l’Occident et provoque la fureur d’un « délégué spécial » en visite au camp : « Vous dites tout le temps “chez nous” et “chez vous”. Étrange distinction ! » Au long du récit, l’absurdité affleure parmi l’horreur et la terreur : « Dans les camps soviétiques, l’entière liberté de se plaindre est donnée aux Ze Ka. À côté de la boîte aux lettres ordinaire qui se trouve au bureau et qui est vidée une fois par semaine ou bien occasionnellement, il en existe une autre marquée de l’inscription : “Pour plaintes et déclarations au Chef du Camp, au Présidium du Soviet suprême ou au Procureur général de l’URSS”. »
Margolin put résister à la déshumanisation en s’en remettant à sa faculté d’analyse et à sa distance critique. L’observation poignante (les poux, les furoncles, les privations, le froid, la faim…) s’accompagne d’une réflexion profonde et tourmentée sur le mystère anthropologique auquel il se heurte. Sur place, il avait rédigé, en ces conditions extrêmes, une typologie de la haine saisissante de sagesse et de vérité. Margolin cumule ce que d’autres auteurs ont dissocié dans leur démarche : l’urgence de témoigner à chaud et la volonté de comprendre, malgré tout, la logique du système.
Prosateur accompli, le prisonnier nous embarque. Nous sommes bouleversés par chaque mort qui tombe à nos côtés ; nous sommes étreints par le souvenir d’une fillette de cinq ans qui hante un détenu; nous savons soudain gré à un cuisinier qui rajoute secrètement une portion de gruau dans l’écuelle ; nous tremblons d’effroi et de colère face aux « ourki », ces truands qui imposent leur loi, au point de transformer les camps, puis toute l’URSS, à leur image.
Les passages les plus percutants concernent les rares transmutations de l’intellectuel Margolin en brute cramponnée à sa survie, rossant ainsi le détenu qui le détroussait : « Parmi toutes les choses que je ne pardonnerai jamais, ni au camp ni à ses sinistres créateurs, ce coup restera dans ma mémoire, car il fit de moi, un instant, leur complice, leur élève, leur prosélyte. »
Sorti de ce bagne d’un genre nouveau – à tel point que l’auteur faisait ricaner ses compagnons d’infortune en leur lisant les pages consacrées par Dostoïevski aux pénitenciers tsaristes –, Margolin songe à ceux qui doivent y demeurer ; à ceux qui tentèrent de résister en bénéficiant d’une très rare solidarité collective, tels les « petits christs », ces « derniers survivants de la Sainte Russie massacrée », religieuses, simples croyants, qui refusaient de travailler le dimanche au prix de leur vie.
« Je n’étais plus capable de me représenter la liberté, mon imagination était aveuglée, comme par le soleil », note Julius Margolin, à la fin d’un livre qui donne au lecteur un titre de responsabilité. « Chaque crime commis dans le monde doit être appelé par son nom, à haute voix. Sinon, la lutte contre lui est impossible. »
Antoine Perraud