La Croix - L’ombre nécessaire à un trop radieux soleil

 La Croix - L’ombre nécessaire à un trop radieux soleil
10 septembre 2015

L’ombre nécessaire à un trop radieux soleil

Ce que Philippe Jaccottet retient et repousse de l’œuvre et de la personne de Francis Ponge.

Le propos de ce petit livre peut sembler marginal ou convenu : le souvenir que Philippe Jaccottet, après la mort de Francis Ponge au cours de l’été 1988, conserve de la personne et de l’œuvre de celui qui fut son ami. Une génération sépare ces deux grands noms de la poésie contemporaine (Ponge est né en 1899, Jaccottet en 1925). Mais une autre différence apparaît au fil de ces pages, qui ouvre, bien au-delà de l’anecdote et des considérations liées à la biographie des écrivains, une perspective infiniment plus large : sur la poésie, la littérature, l’existence enfin.

C’est donc Jaccottet qui s’exprime : d’abord dans un bref hommage paru dans la NRF en 1988, puis dans un texte plus long, commencé dans les mêmes années mais resté inachevé, enfin dans quelques pages ajoutées pour cette édition. Son affection et son respect, son admiration même pour « l’ami chaleureux et le grand ouvrier de la langue », qu’il va souvent visiter rue Lhomond, ne sont pas en question.

C’est une autre question, « très vieille » et centrale, que Philippe Jaccottet tente de formuler. Et c’est elle qui fait tout le prix de ce petit livre, qui en détermine la haute portée. En fait, deux conceptions de la poésie sont en présence. Conceptions qui ne s’arrêtent pas académiquement à elles-mêmes mais dessinent, chacune, une certaine vision du monde. Jaccottet s’explique donc, fermement mais sans esprit d’exclusion, avec une vision qui ne peut répondre à ses vœux, à son désir poétique le plus profond. Il est devant la tombe de Francis Ponge, le 10 août 1988, et constate l’insistance d’une réalité invisible qu’il ne peut nommer : « Comme si étaient revenus flotter des esprits insaisissables qu’il (Ponge) avait tenu résolument, obstinément, à écarter de son chemin, des ombres que le soleil de la plus haute et radieuse saison devait dissiper une bonne fois pour notre profit à tous. »

Philippe Jaccottet ne peut se satisfaire de ce trop radieux soleil ni applaudir sans recul ou interrogation « aux exploits, émerveillants, d’un jongleur » : pour lui, la gloire d’un discours parfaitement construit ne dissipe pas les « ombres » qui accompagnent notre marche. Il n’est pas davantage prêt à partager le goût immodéré de Ponge pour ces deux « héros » ou « hérauts » que sont Malherbe et Rameau. À ce dernier, il préfère les « inflexions » de Bach ou de Schubert.

Mais ce n’est pas la critique négative, l’affrontement ou le dénigrement qu’il faut retenir de ces pages d’une si courtoise fermeté. C’est l’admirable et très inquiète interrogation de Jaccottet, sa conviction que l’on ne peut résoudre une énigme « en autre chose qu’une énigme » qui, dès lors, « rayonne comme telle ». Pour avancer sur cette voie qu’il indique d’un geste essentiellement non autoritaire, il s’appuie, parmi d’autres citations, lui qui n’adhère à aucune foi religieuse, sur ce vers du Psalmiste : « L’Éternel me conduit dans de verts pâturages. » Les deux pages finales qui commentent ces mots sont simplement bouleversantes.

                                                                                        Patrick Kéchichian