Philippe Jaccottet, la poésie jour après jour
Ce recueil de notes, qui complète La Semaison et Observations et autres notes anciennes, fait plus encore écho à la vie personnelle de son auteur, évoquant sa fidélité à la poésie et aux poètes.
« Notes sauvegardées » d’un grand poète, Taches de soleil, ou d’ombreraconte le quotidien d’un homme dont la vie est tout entière tournée vers la recherche d’une juste distance avec le monde. « Je cherche les mots qui puissent résister à l’épreuve de cette pierre », écrit-il en janvier 1964. Ce journal est donc bien loin du dévidement d’une vie « intime » au sens où on peut l’entendre souvent.
Et pourtant, la vraie intimité, celle qui rassemble les sources encore hésitantes de nos vies, se déploie magnifiquement dans ces taches de soleil, ou d’ombre. Des taches qui ponctuent, en joies et en craintes, éclats d’encre dispersés, un temps qui ressemble, avec Philippe Jaccottet, à une grande nappe blanche posée sur le paysage.
Souvenirs de phrases lues autrefois, encore adolescent : « Écris à l’ange de l’église de Laodicée », des mots de l’Apocalypse qui trouveront, des années plus tard, un reposoir dans la vie de braise de ce journal. Cette phrase ? Pourquoi elle et quelques autres et non toutes les autres, les infinies, rédigées par les écrivains et parlées par tous les hommes ? « La vérité, pour moi du moins, c’est encore la sonorité de cette phrase qui est vraiment telle que si Dieu l’avait dite, comme s’il y avait encore des anges, des églises vivantes, un Orient où ne naîtrait pas seulement au matin notre soleil. »
Réflexion sur le langage, sans la moindre théorie, incertain, infiniment respectueux, Jaccottet nous fait traverser les années. Visionnaire de réalité, creusant les images, de nature, de rêves, de cauchemars, de rencontres, d’agonie de quelques proches, ce très beau livre médite sur le pouvoir des représentations et des mots. Au sortir d’un « cauchemar violent », après un bref récit sur ce moment de terreur nocturne, Jaccottet écrit : « Alors, dans la nuit, m’étant serré contre ma compagne, qui dort profondément, je sens combien est fragile la membrane qui nous sépare, nous protège de l’épouvante, des tortures, des crimes… Et je me dis que toutes les images qu’il m’est arrivé de créer n’étaient que pour me protéger de tout cela. »
« Me protéger » et non pas « nous protéger », tant ce journal presque immobile, cristallisé, minuscule diamant au fond d’une mine, se tient dans une modestie, un effacement extrême face au monde. Jaccottet n’est ni René Char, lyrique, cosmique, ni Bonnefoy, son contemporain, un autre veilleur des réalités. Jaccottet regarde depuis tout en bas. Il se tient au niveau du monde, parfois à côté, jamais au-dessus. Les oiseaux, les arbres, l’air de la Provence où vit ce protestant d’origine suisse, le ciel, reviennent de page en page jusqu’à composer une sorte d’immense haïku, ce court poème japonais aux figures imposées.
Jaccottet aime Supervielle, le poète japonais Bashô, Hölderlin, Mandelstam… Il suit avec attention ses frères en poésie, le foisonnement créatif du vingtième siècle, André du Bouchet, Ponge, Michaux, Jean Tortel… Il reste presque interdit devant les tableaux de Rothko et de Morandi. Il écrit : « Comment Rothko a-t-il fait pour communiquer un pareil sentiment de plénitude, plus ou moins heureux ou sombre selon les périodes, avec cette apparence de “presque rien” ? »
Philippe Jaccottet évoque un vers de Baudelaire (« la servante au grand cœur dont vous étiez jalouse »), qui ouvre pour lui l’un des plus beaux poèmes de la langue française « puisque s’y trouvent liées la mère, les fleurs, la servante et la mort ». Lier, délier, tel semble être le sillon presque invisible que suivent les phrases de ce recueil. Traduire ce qui arrive au cours d’une vie simple, rapprocher par les mots toutes les variétés de ce qui nous advient pour « fortifier la lumière “réelle” ».
Traduire, mot presque inexact parfois, pour cet homme qui a consacré tant d’heures à justement traduire les œuvres des très grands, Rilke, Robert Musil, Ungaretti, Homère… Car bien souvent, au cœur des mois, des années, c’est presque une sorte de présence absolue qui surgit soudain, une présence à tout, un accord unique, une justesse. Et c’est presque intraduisible ! Évoquant Glenn Gould jouant les variations Goldberg il écrit : « Mais les variations lentes : c’est là que les mots me manquent… elles ressemblent à ce que l’on pourrait entendre ayant franchi le Léthé dans Le Paradis de Dante : paroles, inflexions que l’oreille humaine ne pourrait saisir qu’au plus haut étage du monde. »
Et ces taches de soleil, ou d’ombre, deviennent alors la preuve, la manifestation, tout simplement, du seuil où se tient notre existence.
Pascal Ruffenach