La Nouvelle Quinzaine Littéraire - La couleur et la douleur, par Frédéric Fiolof

 La Nouvelle Quinzaine Littéraire - La couleur et la douleur, par Frédéric Fiolof
01 octobre 2016

La couleur et la douleur

Dans un exercice biographo-romanesque de haute volée, l’écrivain allemand Ralph Dutli nous plonge au cœur des derniers jours de la vie de Chaïm Soutine, l’un des grands peintres du XXe siècle. Un pari difficile que relève avec conviction ce récit fougueux, à la fois libre et précis. Mais le texte de Dutli est avant tout nourri par la passion de longue date que l’auteur voue à l’œuvre singulière de cet artiste inclassable, mutique, et dont l’existence fut à plus d’un titre marquée du sceau de la douleur.

Le 6 août 1943, Soutine doit quitter l’hôpital de Chinon pour rejoindre clandestinement, comme cela lui est arrivé si souvent, une clinique parisienne. Mais, cette fois, il doit être opéré dans les plus brefs délais. L’ulcère chronique qui le ronge depuis de nombreuses années est en passe de venir à bout de lui. Fiché et traqué depuis 1941 en tant que juif — et artiste « dégénéré» de surcroît —, Soutine vit réfugié dans un village d’Indre-et-Loire. Il effectue le périple Chinon-Paris caché dans un corbillard pour tromper la vigilance de la Gestapo et des soldats de la Wehracht, en proie (relate ou imagine Dutli) à des semi-hallucinations constantes dues aux drogues médicinales qu’on lui administre pour apaiser ses souffrances. Il lui reste trois jours à vivre. Ce sont ces trois longues journées que Ralph Dutli prend pour cadre spatio-temporel de son roman. Mais il s’agit d’un cadre gigogne, qui se diffracte, à l’occasion de cette claustration propice aux réminiscence et aux cogitations, en une avalanche de souvenirs et de rêves éveillés. Le dispositif permet ainsi à l’auteur d’élargir considérablement le champ, sans se départir du point de vue subjectif de son personnage. Il en résulte un long monologue intérieur qui balaye, en une sorte de chassé-croisé, les grands moments et les événements forts de la vie du peintre.

Avec sa magistrale biographie d’Ossip Mandelstam (Mandelstam, mon temps, mon fauve, Le Bruit du temps, 2012, traduction de Marion Graf), Ralph Dutli s’était déjà intéressé de près à un autre «damné» de la littérature. Car si Soutine, né et mort à quelques années près aux mêmes dates que le poète russe, n’a pas connu les affres du goulag, il n’aura guère lui non plus été ménagé par la vie. Son enfance se débat entre pauvreté et austérité talmudique dans un shtetl de la Biélorussie d’aujourd’hui sur fond de pogroms et de Russie tsariste… Un coin de terre froide qui sera anéanti, une quarantaine d’années plus tard, par les exactions des Einsatzgruppen. Soutine grandit dans une ambiance sociale et religieuse qui fait de lui un proscrit lorsque s’éveille sa passion première et exclusive : le dessin. À Paris, où il arrive à vingt ans en tirant un trait définitif sur son pays et son passé, il connaîtra surtout la faim et la misère, les soubresauts de la Première Guerre mondiale et les persécutions de la Seconde. Ajoutons à cela son ennemi et compagnon de toujours, cet « ulcus ventriculi », alors très mal soigné, qui l’aura dévoré de l’intérieur tout au long de sa vie et emporté à cinquante ans. Un mal intérieur et sans fin qui aura également contribué à faire de lui un peintre de la souffrance.

Peindre et souffrir, voilà les deux maîtres mots de son existence telle que la perçoit Ralph Dutli. Soutine ne concède rien à la beauté, n’admet aucune forme d’apaisement. Il exècre les paradis perdus et mordorés dans lesquels Chagall se vautre avec délectation, la plupart des peintres de son temps l’ennuient, il ne comprend rien aux surréalistes et à leurs rêves bourgeois, et il ne laisse filtrer dans ses tableaux aucune once de cette grâce qui traverse souvent les toiles de Modigliani, son meilleur ami, dont la disparition prématurée le bouleversa profondément. Les paysages se tordent sous ses yeux, les maisons tremblent, les ciels crèvent et les chemins les plus bucoliques se transforment en mains noueuses. À Céret, les Catalans l’appellent « el pintre brut », le peintre sale. Sa peinture détonne, fait longtemps fuir les marchands d’art de Montparnasse, elle est trop rugueuse, boueuse, malgré ses couleurs, elle déverse une matière intouchable. Ralph Dutli imagine Soutine, au détour d’une bribe de conversation saisie dans un café, s’étonnant — s’émerveillant presque — de la proximité, en français, de ces deux mots : « couleur » et « douleur ». Deux sœurs inséparables sous le pinceau de l’artiste. Les couleurs de Soutine sont violentes, crues, pâteuses, elles ne libèrent jamais le paysage mais l’écrasent, le déchirent. Il invente le sombre dans la couleur. De la même manière, si certains artistes captent la jeunesse d’un visage vieillissant, savent arracher un filet de lumière aux regards les plus noirs, Soutine creuse en sens inverse. Dutli nous rappelle à quel point les portraits de l’artiste vieillissent ses modèles. Son œil va chercher l’œuvre du temps et de la fatigue, parfois avant même qu’elle ne se soit manifestée.

De Soutine par Soutine on ne sait presque rien. Peu de lettres, de photographies, aucun journal. De son œuvre comme de lui-même, il n’a presque rien dit, rien écrit. Taiseux, secret, il était, dans la Montparnasse en ébullition ds années vingt et trente, le peintre qui ne parle pas. Et c’est peut-être ce silence qui laisse à Dutli une si belle liberté. Il investit ce vide pour donner voix à Soutine — variant parfois les angles pour le faire revivre depuis le point de vue des ses proches —, mais pas de n’importe quelle manière : au plus près de ce que les toiles du peintre lui inspirent, lui racontent. Des toiles que nous n’avons pour la plupart conservées que parce que quelques amis et collectionneurs les lui avaient subtilisées avant qu’il ne les détruise. Soutine, se souvient Dutli, fut l’un des peintres qui s’en sont les plus pris à leur œuvre, brûlant, déchirant, dans une insatisfaction sans fin qui repoussait toujours l’espoir et l’envie dans la toile à venir.

Le Dernier Voyage de Soutine est un livre bouillonnant, empathique (saluons la belle traduction de Laure Bernardi), où l’arrière-plan historique et le travail du biographe se fondent en une proposition forte. Mais les plus beaux passages sont sans doute ceux où Ralph Dutli nous parle des toiles de Soutine (paysages, portraits, natures mortes, quartiers de viande…), les fait parler. Il ravive alors immédiatement en nous l’envie d’aller les voir et les revoir encore.

Frédéric Fiolof
n° 1159