Woolf, essayiste à contre-courant
Il arrive que le hasard des parutions — des commandes, plutôt — fasse bien les choses. C’est le cas avec la sortie, presque simultanée, de deux sélections d’essais de Virginia Woolf. Gallimard, d’un côté, et Le Bruit du temps, de l’autre, proposent des textes, dont une partie au moins est « commune », dira-t-on, en songeant à ce goût prononcé de Woolf pour le « lecteur du commun ». Profondément complémentaires, ils le sont, en tout cas, dans le portrait qu’ils brossent de l’artiste en essayiste à contre-courant.
On ne se prêtera pas au jeu des comparaisons, toujours un peu vain. Aventureux et rebelle, l’esprit de Woolf souffle à l’unisson sur ce diptyque, c’est du moins ainsi qu’on se proposera de lire Essais choisis et Des phrases ailées. S’il fallait les distinguer, le premier recueil se rangerait sous le signe partagé du littéraire et du politique (de la politique de la littérature, en somme), tandis que le second privilégierait l’imminence des phénomènes futurs.
Dans la sélection présentée par Cécile Wajsbrot transparaît en effet une forme d’hommage implicite à l’esprit de la maison d’édition où elle voit le jour, Le Bruit du temps. À la manière d’Ossip Mandelstam, désireux non de parler de soi, mais d’« épier les pas du siècle, le bruit et la germination du temps », Woolf s’y montre attentive à la marche des choses, s’imaginant guetteuse vigilante au milieu des orages annoncés. Tendue vers l’avant, et vers ce qui vient, elle prophétise même, anticipant sur au moins quatre ou cinq transformations rêvées autant qu’ardemment voulues. « Un de ces jours, Mrs. Brown sera capturée », pour peu que les romanciers s’en donnent la peine, lit-on au détour de « Mr. Bennett et Mrs. Brown », vigoureux plaidoyer en faveur d’une révolution, d’une refondation, dans la fiction britannique.
Autre attente majeure, celle d’un âge d’or, peut-être fabuleux, où les femmes posséderont ce qui leur a été si longtemps dénié — « du loisir, de l’argent et une chambre à soi ». L’après-guerre — mais Woolf ne le verra pas — lui paraît également incarner le visage de la Terre promise, « sans tour ni classe », lieu d’une « grande libération » du fait même de la mise en commun espérée des richesses, au lieu qu’elles soient divisées. Le cinéma, qui a « commencé par la fin », lui fait l’effet d’être à la veille de la plus stupéfiante des apocalypses esthétiques qui soient. L’Amérique, enfin, parce qu’elle fait face à l’avenir et non au passé, lui paraît le théâtre de toutes sortes de saisissantes accélérations temporelles à venir, lesquelles accoucheront, elle en est certaine, d’« un langage nouveau ».
Ces problématiques se retrouvent, à l’évidence, dans les traductions proposées par Catherine Bernard, davantage corrélées au parcours de Virginia Woolf lectrice et critique. Dire la vérité, par exemple sur les expériences de son propre corps, et créer la beauté, tels sont les enjeux, et ils n’ont rien d’académique. Il s’agit, à la faveur de ces écrivains qu’elle lit ou relit, tels Hardy, Austen, Conrad, Charlotte Brontë, ou les romanciers russes, de vanter « l’humaine passion pour la lecture innocente et désintéressée », mais aussi de traquer les manifestations successives de l’« esprit poétique indompté » ou bien encore de cerner les formes de la modernité, par-delà le présent lui-même. Libérer le souffle du vent et le fracas du tonnerre, ainsi que le faisaient les Brontë, a pour pendant contemporain la nécessité de tuer l’« Ange du foyer », de porter le fer dans la plaie du patriarcat ou de pointer la fin de l’empire colonial, balayé par un orage providentiel autant que par un éclat de rire libérateur.
L’irrévérence, chez Woolf, a pour compagnon de route le frisson, l’intensité d’une sensation nouvellement expérimentée. À preuve, cet étourdissant et captieux « Vol au-dessus de Londres » (qui n’eut jamais lieu, croit-on comprendre). À l’origine de l’écriture, un projet de sortie en avion, modernisme oblige, prétexte à l’expression d’un pur geste esthétique touché par la grâce. À la faveur d’une déchirure dans le ciel bas et lourd qui nous tient lieu de réel, l’échappée est belle, et le leurre saisissant. Sortie dans l’espace, hold-up illusionniste, invention du fictif, les mots manquent pour rendre compte de cet arrachement à la gravité et au plancher des vaches. Un plaisant complexe d’Icare s’y fait jour, porté par l’imagination immatérielle de l’air, en même temps qu’y triomphe l’esprit d’aventure. Chez Woolf, l’aventure démarre n’importe où, au détour d’une rue de Londres ou lors d’une promenade en voiture dans le Sussex. C’est même cette disponibilité à ce qui survient sans crier gare qui révèle la romancière sous l’essayiste. Mais le voyage se fait dans les deux sens, et c’est sans heurt ni démarcation que l’aventure se fait spéculative, presque théorique. « Essayistique », d’un mot.
Le dernier texte choisi par Cécile Wajsbrot, « Savoir-faire », voit Woolf se préoccuper du sort des mots, les anciens comme les modernes. Lue à la BBC le 29 avril 1937, l’intervention tient du réquisitoire contre l’utilitarisme et les assignations à résidence du sens : contre « le sens qui nous fait avoir notre train, le sens qui nous fait réussir notre examen », Woolf y plaide pour la plurivocité des significations. Contraintes minimales (quelques vagues règles d’orthographe et de grammaire) et signifiance maximale, tel serait son credo. Et d’imaginer, par esprit de contradiction, les mots entrer en rébellion ouverte contre quiconque chercherait à les embrigader dans une « Société de l’Anglais Pur ». Puritains, passez votre chemin.
Quant aux « Considérations sur la paix en temps de guerre » qui ferment la marche du recueil présenté par Catherine Bernard, elles s’en prennent à l’« hitlérisme inconscient » qui empoisonne et emprisonne l’esprit des jeunes hommes anglais. Désireuse d’éradiquer à la source le malheur et l’obsession de la guerre, Woolf livre bataille avec la virulence des femmes qui n’ont pas d’armes, et ne les aiment du reste pas. Elle invoque William Blake et son ardent impératif : « I will not cease from mental fight » (« Au combat de l’esprit, je ne veux renoncer »). De fait, au sein de la longue tradition du dissent — du « dissensus » — à l’anglaise, Woolf n’est ni la première, ni la dernière venue. Simplement, il est peu d’esprits aussi libres qu’elle, dans sa manière d’évoluer et de penser « à contre-courant et non avec le courant ». Les mots, les idées à l’essai, disait-elle…
Marc Porée