La Quinzaine Littéraire - n°1033 - Les débuts d'un grand écrivain

 La Quinzaine Littéraire - n°1033 - Les débuts d'un grand écrivain
01 mars 2011

Les débuts d'un grand écrivain

Ce recueil rassemble toutes les nouvelles (14) écrites entre 1907 et 1913, y compris le Prélude (jamais révisé), qui fut le premier texte publié de l'écrivain débutant. Version française allégée d'une remarquable édition critique anglaise, il contient notices, chronologie, ainsi que des cartes d'Eastwood, ville natale de Lawrence, et de Croydon, où il vécut de 1908 à 1911.

Lawrence parcourt dans ces fictions brèves la gamme de ses livres à venir. D'abord les lieux de sa jeunesse se trouvent recréés. Le Nottinghamshire sert souvent de cadre aux intrigues, ou plutôt leur donne à la fois leur chair et leur éclat. Une lumineuse description de la campagne ouvre la nouvelle qui donne son titre au recueil, avec les foins « d'un vert cuivré, étincelant à presque vous aveugler dans la lumière du soleil », avec cette meule dont l'ombre noire se trouve « finement ciselée sur l'or en fusion du chaume », et le champ « aux éblouissants reflets mordorés ». Le ton est donné : la nature est un éblouissement. De retour au pays après trois ans d'absence, Mersham (Un amant moderne) reconnaît que « tout est splendide et somptueux ». Même en ville, le soleil « étale sa splendeur liquide… comme une laque dorée ». Cette métamorphose des endroits les plus ordinaires prépare avec soin l'avènement de l'instant où le personnage, plongé dans une rêverie amoureuse, sentira « la coulée brûlante et destructrice de la Vie qui force son passage », où il pourra « se baigner dans la marée descendante du crépuscule, comme un nageur nu dans le ressac ». La fillette elle-même (Le Vieil Adam), « petite bacchante avec ses cheveux fous d'or mat », est « une vraie petite ménade déchaînée » tandis que Maurice (Étreintes aux champs) se lave à la source, disparaît complètement « dans la masse de fleurs », se couvre le corps nu de leur pollen, ressentant pour la première fois « le miracle qu'il y avait tout simplement à être en vie ». Le Lawrence du Paon blanc et de Lady Chatterley est déjà présent ici, dans cette fusion de l'homme avec la nature qui est l'indispensable prélude à la communion des êtres, à travers l'expérience de la sensualité. Sensualité et liberté pour ces femmes qui ne portent pas de corset : Winifred, « Vénus courbée dans l'attente », dont Coutts admire « le corps solide et délié » (Sorcière à la mode), ou encore Muriel, que Mersham aime « voir bouger sous sa robe » (Un amant moderne).

Sensualité omniprésente des êtres qui se cherchent et ont le plus grand mal à trouver un équilibre toujours menacé (ce sera la quête des personnages de Femmes amoureuses). La liberté est à la fois nécessaire et dangereuse. Lawrence n'élude aucune des difficultés des relations entre les hommes et les femmes dont il trace déjà, avec une remarquable maestria, la complexité dans Nouvelle Ève et Vieil Adam : l'étreinte des corps n'est parfois qu'une façon « apaisante » d'éluder la question fondamentale de l'appartenance, de la possession, prélude, dans l'incompréhension et les appréciations divergentes, à une rupture définitive. Dès Leçon de choses sur une tortue, Lawrence avait abordé la possibilité de l'échec dans le tableau d'un jeune enseignant (Lawrence était instituteur à Croydon), qui projette son tourment sur les choses qui l'entourent : « Je me sentais très fatigué et nauséeux. La nuit était tombée ; les nuages traversaient le ciel obscur, et les ruelles sordides aux environs de l'école paraissaient glauques à la lueur des réverbères. » Bien des personnages font l'expérience de l'attente vaine : « Il avait espéré plus d'une fois qu'une femme réussirait à éveiller son amour, mais il avait toujours été déçu. »

Pourtant, le combat contre la solitude n'est pas voué à l'échec car, n'est-ce pas, « la vie est faite pour être vécue… et on ne peut pas la vivre seul. Il faut un fusil et un silex, les deux pour que les étincelles jaillissent ». Dans Prélude – on songe à la fois à Jane Austen et à Thomas Hardy –, un pittoresque chassé-croisé se termine par la réunion des amoureux dans la maison des parents du garçon où Nellie, d'emblée, « se sent chez elle » : tout autre commentaire est inutile. C'est avec le même bonheur que les deux couples se forment dans Étreintes aux champs, l'accent étant mis ici sur l'intensité des émotions et la puissance des forces inconscientes qui régissent les comportements.

Les préoccupations sociales sont aussi bien présentes ici : dans Le Retour du mineur, Chacun son tour et Indemnités de grève – Lawrence sait de quoi il parle, son père travaillait à la mine – s'exprime l'idéal enthousiaste des travailleurs qui, défiant leurs patrons, sont traversés par « une onde de joie qui leur accélère le pouls » tandis qu'un « sentiment de lutte et de victoire » emplit leur cœur.

Réminiscences autobiographiques (vie familiale, événements relatés dans le journal local (le Nottinghamshire Guardian), réflexions philosophiques qui seront encore plus abondantes dans les grands romans à venir, analyses attentives des territoires obscurs de la psyché – celle d'autrui n'étant accessible qu'avec l'aide « d'un sens inconnu », tout cela tient ensemble par la vertu des images. « Brouillard de symboles » comme le dit Coutts, un peu vite ? Non, au contraire, car pour Winifred les symboles sont « les seules bougies qu'il nous reste dans le brouillard », et tel est bien le rôle que Lawrence entend leur faire jouer. Images du silex pourvoyeur d'étincelles, de la lune qui évoque la lame fine et acérée du couteau du sacrifice – mais pour quelle victime ? –, du miroir magique de la Dame de Shalott ou encore de la lampe d'Aladin, voilà les repères qui guident le lecteur dans les débuts d'un grand écrivain auxquels rend justice la belle traduction de Marc Amfreville. Grâce à son appareil critique, Étreintes aux champs est aussi un précieux instrument de travail. »

                                                                                                                 Claude Fierobe