La Quinzaine Littéraire - n°1050 - « Une flamme qui pense »

 La Quinzaine Littéraire - n°1050 - « Une flamme qui pense »
01 2011

« Une flamme qui pense » :

Zbigniew Herbert, poèmes et proses

C’est un événement à saluer : les éditions Le Bruit du temps (dirigées par Antoine Jaccottet) entreprennent de publier la traduction des œuvres complètes du grand Polonais Zbigniew Herbert.  Voici, en partie donnée, en partie promise au lecteur, l’une des œuvres poétiques les plus rayonnantes et les plus représentatives de la seconde moitié du XXe siècle européen. La quasi-perfection de beaucoup des poèmes d’Herbert ne peut faire oublier le fond de violence historique sur lequel ils s’enlèvent et dont leur réalisation est, dans le moindre détail, indétachable.
« Herbert, nous explique la traductrice Brigitte Gautier, a publié neuf recueils de poèmes, que Le Bruit du temps éditera chronologiquement en réunissant chaque année trois de ses recueils, parallèlement à l’édition ou à la réédition, également sur un rythme annuel, de ses trois volumes d’essais : Un barbare dans le jardin (1962), Nature morte avec bride et mors(1993) et Le Labyrinthe au bord de la mer (posthume, 2000). »

Cette grande entreprise commence donc par deux superbes volumes, l’un de poèmes (en édition bilingue), l’autre d’essais. Les traductions de Brigitte Gautier ont la précision langagière et la limpidité inquiète que requiert, à l’évidence, la poésie de Herbert. Et les textes sont scrupuleusement introduits ou accompagnés : avant-propos, notes, chronologie...

En tête du volume de poèmes a été judicieusement placée une « conversation de Zbigniew Herbert avec lui-même » (dont Herbert avait fait la préface de ses Poèmes choisis parus à Varsovie en 1973) et intitulée : « écrire des poèmes ». Ne suffirait-il pas de lire cette auto-interview ? On y découvre non seulement des données de divers registres, mais aussi le ton de Herbert. On peut également écouter Milosz lorsqu’il déclare (dans une anthologie de la poésie polonaise parue en anglais en 1965) : « Si la clé de la poésie polonaise contemporaine est l’expérience collective des dernières décennies, Herbert est sans doute celui qui est le plus capable de l’exprimer. »

Herbert est né en 1924 à Lwow, dans ce qui était alors la Pologne orientale. Un carrefour de traditions : trois au moins, expliquera Herbert : « orthodoxe par ma grand-mère, catholique par mon père, et tout autour, la présence de la culture hassidique ».

Faut-il rappeler l’histoire catastrophique qui s’entame avec le pacte germano-soviétique ? C’est, en septembre 1939, une double invasion, allemande d’un côté, soviétique de l’autre (on peut renvoyer, sur ces convulsions monstrueuses, au Voyage au pays des Ze-ka de Julius Margolin, publié également au Bruit du temps par Luba Jurgenson). Lwow est dans la région annexée à l’Union soviétique. Mais en juin 1941, les Allemands envahissent l’Union soviétique ; ils occupent Lwow. Cependant, ce sont les Soviétiques qui commettent à Katyn un massacre qu’ils attribueront obstinément aux Allemands. Cette tuerie est évoquée dans « Les boutons », un bref poème de Rovigo dédié « à la mémoire du capitaine Edward Herbert » (traduit par Jacques Burko qui précise : « L’oncle de Zbigniew, officier polonais de l’armée en déroute, fait prisonnier par les Soviétiques en 1939, est mort à Katyn des mains de la police d’État soviétique ») :

Seuls les boutons inflexibles
témoins survivants du crime
montent des profondeurs à la surface
l’unique monument sur leur tombe

Il était difficile de vivre et, évidemment, de publier, dans la Pologne soviétisée, pour un jeune poète qui ne donnait aucun gage à l’idéologie officielle. (On pense à un autre destin polonais, évoqué par Milosz dans La Pensée captive : celui de Borowski, rescapé d’Auschwitz, auteur du Monde de pierre, et qui, après avoir adhéré au parti communiste, se suicida en 1951.)

C’est hors de la Pologne qu’Herbert put connaître des périodes où respirer. Voyages, séjours en France – sans que pour autant la France se soit vraiment montrée capable de lui faire place –, en Italie, en Hollande, et en Grèce.

« Le Thésée, le bateau qui doit m’emmener en Crète, n’est pas encore arrivé au bord du Pirée [...] ». Ainsi commence le premier des essais rassemblés dans Le Labyrinthe au bord de la mer. Herbert nous donne-t-il à lire des récits de voyage ? C’est tout autant dans dans le temps historique qu’il se déplace.

Vers la fin d'« Essai de description du paysage grec », Herbert avoue : « Je suis conscient que ce que j’ai écrit ne correspond pas à mon titre. Du thème du paysage ma plume trop souvent a glissé vers les légendes et l’histoire. » Mais ce glissement, c’est bien le paysage même qui, mystérieusement, l’aura imposé : « Je suis incapable d’expliquer ce lien entre le paysage de la Grèce et son art et ses croyances. » 

Les croyances du passé – grec en particulier – passionnent Herbert. Et les œuvres non moins, bien sûr :    J’ai toujours souhaité croire que les grandes œuvres de l’esprit étaient plus objectives que nous. Et ce sont elles qui nous jugeront. Quelqu’un a dit fort justement que ce n’est pas nous qui lisons Homère, regardons les fresques de Giotto, écoutons Mozart, mais Homère, Giotto et Mozart qui nous regardent, nous écoutent et constatent notre vanité et notre bêtise. Les pauvres utopistes, les débutants de l’histoire, les incendiaires de musées, les liquidateurs du passé sont pareils à ces insensés qui détruisent les œuvres d’art car ils ne peuvent leur pardonner leur calme, leur dignité et leur froid rayonnement. »

Certains poèmes de Herbert se font, d’un geste, quasi-statues, mais en mouvement : « Il avançait dans un bruissement d’habits de pierre / il jetait un éclat et une ombre de laurier // il respirait légèrement comme les statues / mais avançait comme une fleur » (« À Apollon »).

Cependant, c’est, inévitablement, des destructions historiques, voulues ou non, qu’Herbert doit faire le constat, par exemple à la fin d’un ample texte, très minutieux, sur l’Acropole : « Et effleurant du regard ses blessures et ses mutilations, j’éprouvais une admiration mêlée de pitié. / Si j’en tirais un sentiment particulier de bonheur, propre aux existences menacées, il tenait peut-être à la conscience d’être “arrivé à temps”, avant qu’elle et moi ne partagions le sort de toutes les créations humaines au cap sombre du temps, face à un avenir inconnu. »

Les violences politiques qu’il aura connues directement dans sa vie, Herbert ne les dénonce jamais théâtralement.  « Vous savez, déclarait-il dans un entretien cité par ses traducteurs John et Bogdana Carpenter (Zbigniew Herbert, Report from the Besieged City and Other Poems – 1985), les mots me venaient en abondance pour dire ma rébellion et mes protestations. J’aurais pu écrire quelque chose comme : “ Ô vous, maudits, damnés, vous tuez des gens innocents, attendez, un juste châtiment s’abattra sur vous !” Je n’ai rien dit de tel car je voulais donner une dimension plus ample à l’expérience individuelle d’une situation spécifique, ou plutôt je voulais en montrer la portée plus profonde, dans sa généralité humaine. »

L’ « étude de l’objet » : voilà l’un des choix poétiques (en vers ou en courtes proses) les plus clairs de Zbigniew Herbert. Par exemple : « Le caillou est une créature / parfaite // égal à lui-même / protégeant ses limites // empli exactement / d’un sens de pierre // dont l’odeur ne rappelle rien / n’effraie pas ne suscite pas de désir [...]. »

Parfois, c’est aux œuvres trop grandioses du passé qu’Herbert semble opposer la modestie moderne du rapport aux choses : « Il faut entrer dans la pierre, l’arbre, l’eau, dans les fentes de la porte. Mieux vaut être grincement de plancher que perfection effroyablement transparente. » Mais s’attacher à l’objet ou au détail des choses, c’est surtout, face aux emprises idéologiques qui croient pouvoir ne rien laisser leur échapper, « objecter » une parole toute d’exactitude, de sobriété, d’humilité furtive et ironique.

Il reste qu’il faudrait reconnaître la place, chez Herbert, d’un autre pôle : celui de ce « Monsieur Cogito » qui est au cœur des poèmes naguère traduits par Alfred Sproede (et qu’on trouvera dans les prochains volumes de l’édition en cours). Rien, là, bien entendu, d’une certitude de soi ou d’un orgueilleux repli dans l’intériorité. Le poème intitulé « La voix intérieure » fait de cette dernière un bien curieux oracle, réduit, en fait, à des borborygmes : « [...] elle est peu audible/presque inarticulée // même en se penchant très profond / on n’entend que des syllabes/ dénuées de sens  [...] // parfois même / j’essaie de lui parler / – tu sais hier j’ai refusé / je n’ai jamais fait cela / je ne vais pas commencer // – glou – glou // – alors tu crois / que j’ai bien fait // –gua – guo – gui // c’est bien qu’on soit d’accord // – ma – a [...] »

Dans certains des plus bouleversants (quoique toujours pudiques) poèmes qui nous sont donnés dans ce premier volume des « Œuvres poétiques complètes », les objets ou les choses sont surtout ce à quoi les êtres humains s’attachent, et jusqu’au seuil de la mort. Sont-ils aux portes du salut, ces humains que montre le poème « Aux portes de la vallée » (une vallée qu’on peut supposer être celle de Josaphat) ? Fût-ce à l’approche de la plus éblouissante lumière, ils ne peuvent renoncer aux très minimes débris de leurs passés ou au si peu qui leur reste de leurs proches :

ceux qui semblent 
obéir aux ordres sans douleur
vont tête basse en signe de réconciliation
mais dans leurs poings serrés ils cachent
des lambeaux de lettres des rubans des cheveux
et des photographies
ils croient dans leur naïveté 
qu’on ne les leur prendra pas

 

                                                                                               Claude Mouchard