La République des Lettres - Robert Browning : L'Anneau et le Livre

 La République des Lettres - Robert Browning : L'Anneau et le Livre
05 juin 2010

Robert Browning : L'Anneau et le Livre

Robert Browning est mal connu en France. Son œuvre la plus souvent traduite est un conte rimé, que l'on destine aux enfants: Le joueur de pipeau d'Hamelin. Les dernières éditions françaises de Sordello et de Pippa Passes remontent respectivement, pour le poème, à 1952 et, pour la pièce, à 1954. The Ring and The Book, publié à Londres en 1868-1869, ne fut traduit par Georges Connes, de sa propre initiative, qu'en 1942-1943. Divers contretemps retardèrent jusqu'à 1959 la sortie chez Gallimard de son ouvrage, que Le Bruit du temps vient de remettre en circulation dans une édition bilingue.

Ce n'est pas la difficulté qui est en cause. Dans ce massif de 21.116 vers blancs, Arthur Symons, au début du siècle dernier, en dénombrait seulement 116 exigeant d'un lecteur moyen qu'il les lise deux fois pour les comprendre. Mais à l'époque où André Gide, Charles Du Bos et René Lalou la montaient en épingle, une épopée de ce genre avait (sauf la splendeur) peu d'atouts à faire valoir en France. Outre le préjugé selon lequel l'écrivain n'est pas armé pour chasser sur les terres de l'historien et réciproquement (qui amène certains à prétendre aujourd'hui que les Mémoires de Guerre de De Gaulle n'ont rien à voir avec la littérature), on peut supposer que L'Anneau et le Livre souffrit (pour nous en tenir aux causes célèbres italiennes) de la comparaison avec Les Cenci de Shelley et avec leur nombreuse descendance.

Béatrice Cenci se venge des relations incestueuses que son père lui a imposées, en l'assassinant à l'aide de complices. En 1599, Clément VIII la laisse décapiter et elle s'auréole du triple prestige de l'inceste, du parricide et de l'immolation. À propos de la tragédie d'Antonin Artaud, « sur un thème de Stendhal et de Shelley » (la pièce en décasyllabes du second reléguée derrière la chronique ultérieure), Pierre Jean Jouve écrivit : « La fille violée par son père, qui le tue, ne se reconnaît pas coupable, mais que la société met à mort, ceci fait exactement partie de nous [...]. Le Drame Cenci est un des drames éternels, pour ainsi dire immuables, comme celui d'Œdipe et celui de Lear, dont Shelley dit dans sa Préface qu'ils sont dans la tradition, antérieurement à tout ouvrage tragique. »

L'affaire dont Browning s'empara ne lui fournit ni inceste ni parricide. Le sort de la modeste héroïne, bien que sans doute violée elle aussi, mais par son mari, ne ressemble guère à celui de la belle Béatrice. Aucun tableau de maître ne nous a transmis son image.

De même qu'une copie de documents d'archives avait suggéré à Shelley l'idée des Cenci, le point de départ de Browning est une trouvaille, sur un marché aux puces à Florence. Le trésor lui a coûté une lire : « Le voici, je le lance en l'air, je le rattrape : format, petit in-quarto ; partie imprimé, partie manuscrit; pour la forme, c'est un livre ; dans la réalité, du fait à l'état brut, sécrété par la vie humaine, quand des cœurs palpitaient fort, des cerveaux battaient, inondés par la montée du sang, il y a deux siècles. Rendez-le moi ! Il fait du bien à toucher et à voir. » D'emblée, cette joie est communicative. Elle prélude à un parfait accomplissement, selon Chesterton, de « la poésie du débris ».

Ce vieux livre jaune et carré contient les documents juridiques relatifs au procès, Rome, en 1697, du comte Guido Franceschini, assassin de sa femme Pompilia (17 ans, mariée à 13) et des parents adoptifs de celle-ci, Violante et Pietro Comparini. S'appuyant sur ces textes latins et sur une ancienne brochure, Browning, familier des chroniques italiennes depuis qu'il a composé Sordello, assez informé de l'histoire et des mœurs de l'Italie depuis le XIIIe siècle pour prendre avec elles les libertés qu'il juge nécessaires, composa en quatre ans, après la mort de sa femme, douze monologues où s'expriment, à l'exception évidemment des Comparini, les principaux acteurs du drame et du procès.

Ainsi, après les porte-parole de bavards d'une moitié de Rome et de l'autre moitié, et « le tiers point de vue » qui se fait fort de trier parmi les racontars, entend-on successivement l'Arétin Franceschini ; le prêtre Giuseppe Caponsacchi, qui a aidé Pompilia à s'enfuir du domicile conjugal pour revenir d'Arezzo à Rome, et qui a déjà été emprisonné pour cela ; Pompilia mourante mais lucide sur son lit d'hôpital (heureuse que son fils Gaétan, né huit mois après la fugue, ait échappé au massacre) ; deux avocats, aux plaidoiries parfumées de termes latins ; le pape Innocent XII interrogeant, pour y voir clair, toute l'histoire des papes ; Guido Franceschini une seconde fois ; et Browning en personne qui, dans le premier monologue, unit l'anneau (symbolisant le travail d'orfèvre du poète sur la matière brute) à « la chose signifiée », au vieux livre, et qui dans le dernier boucle la boucle après avoir épousé (en apparence du moins) les points de vue de tous les personnages, identifiant chacun, ainsi que Yann Tholoniat l'a formulé, à un « point de voix ».

Victime de sa mère qui la vendit toute jeune à des bourgeois de Rome, ces Comparini ; de la mère numéro deux, Violante, qui négocia son précoce mariage dans l'espoir d'une alliance aristocratique; d'un mari floué parce qu'on lui avait fait miroiter une généreuse dot (« en fait de dot, la poussière de la route »), auquel elle résiste parce qu'il est vieux, laid, mesquin et violent ; de l'archevêque allié du mari (ce prélat compare la rebelle à une figue qui, pour s'être refusée au bec de l'oiseau, sera assaillie par trois cent mille abeilles et guêpes) ; du religieux son beau-frère qui cherche à la séduire ; de ragots étayés de fausses lettres d'amour la faisant passer pour maîtresse de Caponsacchi ; victime enfin de vingt-deux coups de poignard, dont cinq mortels – Pompilia, traitée (c'est elle qui l'affirme) comme un bien meuble, aurait largement de quoi réclamer vengeance. Pourtant, soulagée d'avoir placé son fils en lieu sûr, elle ne se plaint du mal qu'on lui a fait qu'« avec la plus déchirante tendresse », elle « ne récrimine jamais », pour reprendre des termes de Charles Du Bos, lequel explique la relative indifférence des Français à Robert Browning en constatant : ils « se croient toujours des agents, alors que les êtres humains ne sont le plus souvent que des jouets ».

Pompilia est une innocente qui n'a prise sur rien ni sur personne, à l'exception de Caponsacchi. Loin de la pervertir, son drame lui enseigne à dire que l'oubli fait obstacle au pardon. Ce pardon, Guido n'en a que faire. Pour justifier son crime, qui ne l'a pas empêché de dormir, il avance des raisons sociales. En se mariant, explique-t-il, il a conclu un marché, consentant à échanger sa noblesse contre la toute jeune femme et un pécule : « Si, plaide-t-il devant la justice papale, ce que je donnais pour ma part du troc, le style, l'éclat [...], était sans valeur alors la société s'écroule, ses règles sont le caquetage d'un idiot. » Raisonnement guère éloigné de celui du militaire que Stavroguine (un autre noble) approuve dans Les Possédés : « Si Dieu n'existe pas, que signifie alors mon grade de capitaine. »

La même histoire contée dix fois avec des accents divers, on a du mal à y démêler le vrai du faux. On n'est sûr souvent que de « la flambée du fait » : le meurtre. Guido raille la bourse pleine de toiles d'araignées que lui a laissée son père, mais il exagère peut-être. Bien qu'il accuse Pompilia d'avoir fait du charme, sous sa fenêtre, à Caponsacchi, alors qu'auparavant (prétend-il) elle raffinait sur la chasteté pour qu'on ne la croie pas fille de putain, on incline à croire qu'il a tout fait pour les jeter dans les bras l'un de l'autre, provoquant leur départ clandestin. Le pape est de cet avis, mais nous indispose en fourrant Guido dans le même sac que « l'autre Arétin », l'auteur des Sonnets luxurieux.

Pompilia déplore que l'on sous-estime Caponsacchi : « lorsque, à travers la châsse de cristal, je vous montre la pureté dans sa quintessence, vous discernez tous une araignée en son milieu ». Elle ne soupçonne pas comme il est étrange, ce Caponsacchi, dont un ancêtre figure comme Sordello dans la Divine Comédie. Il s'était soumis à la tonsure, fortifié par l'encouragement de l'évêque à écrire des vers « sous le sceptre de la beauté et de la mode ». Le sourire de Pompilia l'écarta logiquement de la Somme de Saint Thomas. Rien d'étonnant si les mobiles de ce chanoine, devenu « cavalier, affirmé par la cape et l'épée », ne sont pas clairs. De tous les personnages, il est le plus « composite », signe selon Browning qu'il est un astre de bon aloi. On le voit déçu lorsque Pompilia, pendant leur voyage, entre Arezzo et Rome, lui réclame des lectures pieuses. Sa dévotion à la jeune femme, à son visage, fait de lui un ecclésiastique moins futile, mais aussi un violent, du moins en paroles. Il déplore que les juges qui l'emprisonnèrent, privant d'un protecteur Pompilia revenue chez les Comparini, n'aient pas ordonné l'exécution préventive de Guido ; il va jusqu'à regretter de ne pas l'avoir supprimé : « la création purgée de cette erreur du Créateur, l'homme racheté, un crachat effacé de la face de Dieu ! » Le comte condamné à mort par Innocent XII, nonobstant les droits du noble mari sur sa femme, retournera l'argument contre Dieu, en des termes similaires : « Je ne suis qu'une immense et totale erreur ; et à qui la faute ? pas à moi, en tout cas, qui ne me suis point créé moi-même ! »

Les récits dispensent méprises, leurres, pièges, déguisements, en des réverbérations multiples. La jeune agonisante ne sait pas écrire, mais à l'écouter, on ne la croirait pas analphabète. Il est vrai qu'elle n'a pas à la bouche, comme d'autres discoureurs, les noms d'Ovide et de Virgile, auxquels l'assassin et son adversaire chanoine ajoutent Catulle. C'est vers elle en tout cas que tout converge dans cet édifice de paroles, de rythmes, ce dodécaèdre plus vrai que les témoignages humains dont il est fait. Elle semble pressentir à contrecœur la forme de l'œuvre qu'elle habitera : « les échos, ça meurt, ça ne se répercute pas à l'infini ; pourquoi faudrait-il que toujours un mal fasse écho à un autre et que nos oreilles n'en aient jamais fini du bruit ? » Ce disant, elle projette un reflet inversé de l'avertissement de l'auteur : « juger sur des voix ; ce que nous appelons le témoignage ; tumulte qui se répercute, fait vivant dont le bruit s'assourdit, discuté, répandu, dispersé en murmures ; et pourtant source de tout ce qu'il semble que nous apprenions : car que savons-nous, sinon ce que des mots nous apportent ? » « For how else know we save by worth of word ? » Ce qui confirme que la succession des monologues est trompeuse, qu'en dépit de la sentence papale, il n'y a pas de dernier mot – comme le suggère l'Anneau en quoi se métamorphose le Livre.

Georges Connes a rendu les vers de Browning en une élégante et scrupuleuse prose, parfois laborieuse. Pompilia, évoquant de sa vie ce qui fut et ce qui n'eut point de réalité, déclare : « I touch a fairy thing that fades and fades. » Ce magnifique vers se voit changé en : « Ce que je touche, ce sont des choses fées, qui s'évanouissent, s'évanouissent ! » On ne relèvera pas beaucoup plus de 116 gaucheries de ce genre. Elles sont rachetées par de précieuses notes marginales et une substantielle étude en fin de volume.

Lorsque cette traduction parut pour la première fois, Georges Perros alerta Jean Paulhan : « Je viens d'attaquer, à voix très haute, L'Anneau et le Livre. Foudre et silex, de quoi faire flamber la planète. Mais non ! Je commence à comprendre pourquoi Gide faisait si grand cas de ce monstre. »

Le mot n'est pas trop fort. La grande polyphonie de Robert Browning est une sanglante féerie décasyllabique.

                                                                                                               Adrien Le Bihan