La république des livres - Comment Mrs Woolf faisait passer le temps

 La république des livres - Comment Mrs Woolf faisait passer le temps
15 mars 2010

Comment Mrs Woolf faisait passer le temps

Le phénomène étonne toujours, il est pourtant moins rare qu’on le croit : certains livres étrangers, et pas seulement des textes de fiction, sont meilleurs une fois traduits en français. Comme si le tamis du passage d’une langue dans une autre avait eu une bienheureuse fonction épuratrice. C’est le cas de la cette curiosité, à plus d’un titre, qu’est Le temps passe (Time Passes, traduit de l’anglais par Charles Mauron, 100 pages, 12 euros, Le Bruit du temps) de Virginia Woolf. Ne vous étonnez pas de ne pas le connaître, il était inconnu, du moins comme tel. Il s’agit en fait d’un chapitre de l’un de ses chefs-d’œuvre, La Promenade au phare(ou Vers le phrare, c’est selon), quelques dizaines de feuillets distraits de l’ensemble par l’auteur qui les destinait à la revue parisienne Commerce, laquelle lui avait commandée une nouvelle pour son numéro X de janvier 1927. Il s’intercalait au centre du roman entre “La fenêtre” et “Le phare”. L’auteur, à qui on l’avait demandé alors qu’elle écrivait son roman en mai 1926, soit au lendemain de Mrs Dalloway, l’avait donc conçu dans l’immédiat comme une short story en dépit de sa destination finale. On y voit le personnage de Mrs McNab revisiter, après dix années de désagrégation, la maison abandonnée dont elle fut autrefois la gardienne.

Fargue, Larbaud et Valéry, le trio à la tête de la revue, avaient eu du nez. Car à cette époque, Virginia Woolf était inconnue en France. Rien n’y avait encore paru sous sa signature. Charles Mauron, l’ambassadeur à Paris du groupe de Bloomsbury, s’en fit le héraut et traducteur avisé. On peut juger de son travail à l’aune du travail de temps puisque l’éditeur Antoine Jaccottet a eu l’heureuse idée de proposer une édition parfaitement bilingue, avec le texte en regard. Pour cette version “autonome”, l’auteur avait évacué la plupart des personnages afin de mieux en faire ressortir un seul, et surtout, de se consacrer à l’évocation des sensations. On y retrouve toute la riche palette lexicale et émotionnelle qui la singularise dans le paysage littéraire de son temps, avec une intelligence d’une acuité remarquable et une sensibilité sans pareille : les sons annonciateurs de l’été et la vraie nature de la nuit, le soyeux des plis d’un châle, l’hésitation où l’aube tremble quand cesse la nuit, le crissement d’un insecte, le bruissement de l’herbe coupée, le vaste soupir des vagues se brisant en mesure autour des îles, la ronde nostalgique des anciens habitants, le cuivre d’un garde-cendres, la qualité du silence les soirs d’été sous la tonnelle… Sa manière à elle de faire passer le temps à travers les pages. Une émeute de détails qui n’ont de relief que par le génie avec lequel Virginia les agenca pour ressusciter un petit monde disparu, Atlantide à la mesure d’un jardin anglais, qui n’est pas d’un pays mais d’un temps.

Son ami Roger Fry, qui eut à examiner ce premier jet en anglais et en français, jugeait qu’elle n’était pas à son meilleur lorsqu’elle se consacrait à décrire, en appuyant trop sur la plume, le monde inanimé des objets, mais qu’elle redevenait elle-même dès qu’il s’agissait d’incarner les sensations à travers un personnage. Et surtout : « J’ai trouvé à plusieurs reprises que c’était mieux dans la traduction, parce qu’en traduction tout est légèrement atténué, moins accusé. » Ce que Mrs Woolf approuva. Tant et si bien qu’en corrigeant les épreuves de son roman, elle intégra les corrections nées de la traduction en français et s’employa à dépoétiser son chapitre. De fait, à l’arrivée, il est moins abstrait et moins dense. Tout cela est parfaitement exposé par James M. Haule. Sa subtile postface nous entraîne non pas dans l’atelier, ni dans le laboratoire, ni même dans la cuisine, mais dans le débarras de la cuisine de l’écrivain et c’est passionnant. D’autant que ce petit livre est fabriqué avec un vrai souci de la qualité par une jeune maison à l’enseigne de… Le bruit du temps (ça ne s’invente pas !).

                                                                                                             Pierre Assouline