La République des Livres - Les amitiés solaires sont parfois ombrageuses

 La République des Livres - Les amitiés solaires sont parfois ombrageuses
02 juin 2015

Les amitiés solaires sont parfois ombrageuses

L’amitié, ce pourrait être quelque chose comme ça (je cite de mémoire) : deux solitaires ensemble… un ami, c’est quelqu’un que vous pouvez appeler à minuit pour lui demander de vous aider à transporter un cadavre et qui le fait sans poser de questions… un ami, c’est comme un compte en Suisse : on n’a pas besoin de le voir tous les jours, on a juste besoin de savoir qu’il existe, etc. On peut voir les choses ainsi. Mais on peut aussi juger la qualité d’une amitié aux limites qui bornent la critique de l’autre. Ce qui s’appelle critiquer. Sévère mais juste. Comme on peut l’être quand cela nous importe et nous touche et comme seuls devraient le mériter les amis. Aux autres, l’indifférence. Aux amis, la vérité. Toute la vérité ? C’est là que l’affaire devient délicate.

Philippe Jaccottet y revient dans Ponge, pâturages, prairies (80 p., 11 euros, Le Bruit du temps), miniature au toucher d’une finesse, d’une délicatesse, d’une sincérité et d’une subtilité qui déploient en ce peu de prose tout le nuancier du poète et du traducteur. Plusieurs textes, écrits et publiés entre 1988 et 2013, y sont réunis, qui avaient délibérément échappé à la « Pléiade Jaccottet ». La personne, la pensée et l’œuvre de Francis Ponge en sont l’objet. L’auteur était de ses rares amis présents à son enterrement le 10 août 1988.

« Le moindre Nîmois anonyme eût été plus entouré », s’étonne-t-il. Le pasteur était si discret qu’on l’aurait pris pour l’aide-jardinier jusqu’à ce qu’il lise un psaume (« L’Éternel est mon berger… Il me conduit dans de verts pâturages… ») avant que Christian Rist ne lise un extrait du Pré de Ponge. Cette cérémonie des adieux est l’occasion pour Jaccottet d’un portrait vrai de son ami : fonceur, batailleur, provocateur, un vrai bélier, avec cela orgueilleux, intolérant, excessif jusque dans son goût de la complication. Au fond son image inversée mais qu’importe. Lui revient alors en mémoire l’article qu’il avait consacré au Pour un Malherbe de Ponge à sa parution en 1965. Un texte élogieux assorti d’une réserve toutefois relevant ce qui le séparait de son ami.

Car tout de même, situer Malherbe, son grand modèle, au-dessus de Góngora, Cervantès et Shakespeare, excusez du peu, même pour un homme de défis, même pour un pratiquant des formules cum grano salis, c’est beaucoup, c’est trop, c’est, disons-le, insensé – de même lorsque Ponge avait placé Rameau au-dessus de tous les compositeurs. Le moins qu’on puisse dire est qu’il avait l’admiration hyperbolique. Aussi Jaccottet s’employa-t-il à signifier par la suite, avec toute la prudence requise au nom de l’amitié, que s’il se séparait de lui sur ce point, c’est parce que pour Ponge comme pour Malherbe, c’est si réussi que cela manque un peu d’air, on y manque d’espace et d’incertitude. « Trop réussi pour être tout à fait vrai. » C’est peu dire que Jaccottet est plus sensible à ce que Pascal appelait le style naturel, à l’effort invisible, à l’opposé des virtuoses si spectaculaires dans la sollicitation des bravos. Que reste-t-il des mots lorsqu’on ne les frotte pas aux choses ? Une ondée et puis rien.

Au traditionnel « doit-on-dire-la-vérité-à-un-ami-? », on comprend alors qu’il faut naturellement substituer l’idée selon laquelle s’il y en a bien un à qui on doit la vérité, c’est l’ami, mais sans cynisme ni perversité inutiles, avec la délicatesse requise. La vérité nue mais dans l’empathie. Et si la complicité nouée au fil d’un passé commun n’y résiste pas, à chacun d’en tirer les conclusions qui s’imposent sur sa vraie nature. Avec de tels principes, il est toutefois recommandé de se doter d’amis pas trop susceptibles, ni trop paranoïaques, et de s’initier au grand art des limites. Mais il n’y pas de livres pour ça, il n’y a que des expériences.

N’empêche qu’en y repensant debout face au caveau de Nîmes par une journée d’été, Jaccottet s’est dit que s’il avait avoué à son ami André du Bouchet qu’il ne partageait pas son admiration pour la peinture de Tal Coat, le poète l’aurait mal pris et il aurait bien été capable de se brouiller avec lui pour si peu, encore que ce peu est immense aux yeux de l’autre. Et au passage, puisque jamais l’écrivain en Philippe Jaccottet ne cesse d’être traducteur (Musil, Rilke…), il nous offre sa version de deux mots d’allemand qui ne se laissent pas faire : la fameuse Sehnsucht qu’il rend par « une tension par quelque chose de lointain, de dérobé » ; et reinentsprungenes trouvé chez Hölderlin qu’il restitue sublimement en « pur jailli ».

[…]

                                                                                                     Pierre Assouline