Le problème de James
En même temps qu'elles rééditent l'immense L'Anneau et le Livre, de Robert Browning, les éditions Le Bruit du temps ont eu la pertinente idée de publier, en un petit volume, trois textes de Henry James portant tous les trois, mais par trois angles d'attaque, selon trois modes de tir complémentaires, comme par trois meurtrières placées à des hauteur du temps et de l'esprit différentes, sur la cible Browning.
James était fasciné par ce dernier, qui occupait une place première dans son panthéon, une place formatrice, motrice, donc, et qui devint sur la fin le voisin géographique de James, refermant le cercle de l'influence jusque dans la proximité spatiale. Mais Brown n'était pas que le héros ou le voisin de James, c'était aussi son problème, et les trois textes réunis ici sont une fascinante enquête, non sur la stature de Browning, mais sur le complexe jamesien. Car qu'est-ce qui perturbe James chez Browning ? Oh c'est très simple, et il le dit lui-même, dans ce style à la fois manucuré et somnambulesque qui est le sien: « le sort et la particularité [de RB] étaient d'arborer aussi peu que possible en sa personne (du moins à mes yeux étonnés) les hautes significations, les riches implications et les précieuses associations du génie auquel il devait sa position et son renom ».
Henry James, donc donc donc, a du mal à se faire une vision stéréoscopique et cohérente de Browning, c'est comme si les deux plaques (les deux plans) ne coïncidaient pas dans la lanterne magique de son entendement: le génie et le mondain. Et James de trouver la contradiction si ontologique qu'elle devient le moteur d'un court récit intitulé La Vie privée : on y rencontre un écrivain double, ou plutôt dédoublé, se pavanant et devisant en public tandis que son “autre” œuvre littéralement dans l'ombre à sa table de travail. C'est à la fois naïf dans son intention et cruel dans son traitement, et cela donne un petit parfum à la Villiers de l'Isle-Adam au récit – mais le message est clair : l'être qui se vautre dans la monstration ne saurait être réconcilié avec celui qui sonde les abysses. Et cette irréconciliation est telle que James lui invente un pendant, sous les espèces du mondain absolu, lequel n'existe que sous le regard public et devient invisible en privé, littéralement inexistant. On a la délicieuse impression d'assister à un rêve récurrent épinglé par Freud. Alors comme ça, Mr. James, vous pensez qu'on ne peut pas être et paraître ? Quel est votre problème, exactement ?
Plutôt que de se contenter d'une réponse “avec cigare” du style la-figure-du-père-castratrice ou je ne sais quoi, jetons un œil aux deux autres textes du volume, qui apportent un éclairage assez hallucinant tout de même sur les rapports entre James et Browning. Dans l'un, « Browning à l'abbaye de Westminster » (1890), écrit quelques jours après le transfert des cendres de Browning dans le « Poet's Corner », James tord le cou à l'hommage et se permet de qualifier RB de « poète sans lyre » ! Et bien sûr, quelques lignes plus loin, James ne peut s'empêcher de reprendre son dada et de préciser que Brown était quelqu'un « répondant à toutes les sollicitations »… Ah ça, le visionnaire aurait dû être sourd, James n'en démord pas. Son problème, indépassable, en somme, c'est le fond et la forme, la viande et le marbre. Et il ne supporte pas que son idole vive avec aisance une dichotomie pareille.
Mais c'est dans le troisième texte, « Le Roman dans L'Anneau et le Livre », une conférence prononcée en 1912, que James, pour parler crument, lâche vraiment le morceau. Non content de dresser un catalogue raisonné des défauts / défaillances du roman en vers de RB, il enfonce carrément le doigt dans ce paradoxe qui le taraude: le rapport entre « masse et façade ». Mieux, il articule très clairement ce qui fait la spécificité de RB, écrivain qui « ne cesse de produire et de produire en immenses quantités » mais « n'accomplissant pas vraiment le coup final qui annexe l'ensemble » – RB, véritable écrivain de l'ère pré-industrielle, en somme ! Usine surchauffée, soucieuse du rendement mais indifférente à la finition… Il faut voir comment James se déchaîne et use de métaphores, ou plutôt use les métaphores pour cerner / saigner son sujet. Le fruit et la branche, le marin intrépide et l'écueil, la pierre équarrie, la muse relevant ses jupes… Et finalement il y va d'une image assez incroyable, il ose la bidoche :
« Disons autant que nous le voulons qu'un roman est un tableau de la vie ; appelons-le, selon une mode récente, un morceau, ou même une tranche, et même une “sacrée” tranche, de vie, une grossière excision de cette substance, aussi superficiellement coupée et sommairement servie que possible […]. »
Browning en boucher bâcleur ! On touche, ici, au problème de James dans toute son intensité. Ce qu'il semble reprocher à RB, en fait, c'est ce qui le fascine et le révulse le plus, c'est cette propension à saisir la barbaque à mains nues sans nier ni ses fibres ni ses nerfs ni ses grasses veines. James cherche dans l'œuvre le reflet de cette incohérence qui le stupéfait dans la vie de RB. Puisque RB est mondain, alors son œuvre doit, elle aussi, pécher par une sécularité persillée ! Imaginons Gracq se casser les dents sur Proust et sourions…
Sur Robert Browning est un triptyque étonnant, débordant d'amour et de griffes, tantôt méticuleusement œdipien, tantôt sublimement schizoanalytique. Un portrait de l'écrivain en architecte défaillant, en fabrique vorace, en chevalier d'industrie, en grand baratteur du Tout. On y découvre un Browning tentaculaire, une sorte d'hydre à deux têtes contre laquelle se bat, amoureusement, le guerrier James, avec pour seul bouclier sa raison méfiante et pour seul glaive son excès d'admiration. C'est, non pas le récit d'une désillusion (je l'ai aimé et il m'a déçu…), mais l'aveu d'une méprise (j'ai cru qu'il incarnerait l'unité). Ce que James qualifie lui-même, « tout au pire d'un hommage subtil et inquiet ».
Claro