Un grand appartement calme et lumineux, où il vit avec son épouse depuis une trentaine d'années, à deux pas de la place Pigalle. De nombreux livres, où se côtoient les siècles, les latitudes les plus éloignées et les confins, un imposant tableau d'Alechinsky, des statuettes et des amulettes africaines, quelques kakemonos suspendus aux murs. Nous sommes à la fois dans un cabinet de lettré et dans un antre ouvert au monde et à la curiosité la plus profonde. "Je n'aime ni l'esprit de clocher, nous a-t-il confié, ni l'universalisme béat."
Homme discret, affable, érudit avec élégance et sans ostentation, Gérard Macé fait partie de cette race d'auteurs qui dans l'ombre bâtissent une oeuvre solide, cohérente et originale, hors des feux de la rampe, et étrangère à toute coquetterie ou égolâtrie comme valeur littéraire suprême. Son cercle de lecteurs fidèles lui en est reconnaissant. Et ne cesse de s'élargir.
A soixante et onze ans, Gérard Macé voit son actualité éditoriale enrichie par plusieurs titres. Une refonte de son essai Le Goût de l'homme ("Un musée où les vivants échangent leurs rôles et leurs masques"), la réédition de Rome éphémère, avec des photos de Ferrante Ferranti, ouvrage paru une première fois en 2006 et salué par Piertro Citati, louant une "érudition qui joue, invente jusqu'au délire", et enfin un collectif d'universitaires qui se sont penchés sur ses quarante ans de création littéraire. Ajoutons, cet automne chez Gallimard, la réunion en un volume de ses trois Colportage, fruit de ses lectures et de diverses choses vues ou remémorées.
C'est en 1974 qu'il publie son premier ouvrage, Le Jardin des langues, un recueil de poèmes en prose préfacé par André Pieyre de Mandiargues, qui lui avait mis le pied à l'étrier. Un livre qu'il verra plus tard comme "une traversée du chaos linguistique de l'enfance, et du ruban sonore qu'est le langage".
Cette enfance, Gérard Macé l'a passée dans le nord de la banlieue parisienne, au sein d'un foyer d'origine modeste, où le livre était sacralisé. "On avait conscience et en même temps honte de mal parler et de mal écrire." Il lit alors tout ce qui lui tombe sous la main : L'Humanité et L'Equipe, les volumes de la "Bibliothèque Rouge et Or", Le Dernier des Mohicans, le marquis de Sade à seize ans... "Le monde des livres était pour moi un véritable royaume. Et c'est vers l'âge de dix ans que j'ai su que j'allais être écrivain, que je le voulais. Dans mon esprit, cela ne faisait pas l'ombre du moindre doute." Il poursuit : "Par la suite, j'ai eu la chance de pouvoir enseigner le français tout en aménageant mon temps de travail. D'une certaine façon, j'ai aménagé ma vie pour écrire. et j'ai vite compris que l'écriture permettait de mieux nous comprendre, grâce aux détours qu'elle offre. Elle nous ouvre à quelque chose d'autre qui nous renvoie à nous-même, "à sauts et à gambades", comme disait Montaigne. La formule sied à mes livres vagabonds."
Pour son éditrice chez Arléa, Anne Bourguignon, Gérard Macé est cet "érudit comme seul sait l'être un gourmand, voyant dans toutes choses un élan qui agrandit nos horizons. Modeste mais farouchement engagé dans un art de vivre. on devine à un froncement de sourcils qu'il ne peut taire ses colères. Profondément libre, comme tous les grands lecteurs, fidèle à ses amitiés qui dessinent son chemin, à l'Italie, à l'Afrique, au baroque, au Japon, établissant des passerelles entre les gens, entre les mondes, pour que tout soit plus simple et plus grand. Comme l'enfant au bord d'un ruisseau appliqué à des jeux de barrages, il est capable de détourner les fleuves, de nous emmener très loin - sans jamais tricher".
Parmi les influences, ses maîtres, relevons les noms de Victor Segalen ("Sa volonté de sortir de soi, d'halluciner le réel en y projetant son espace intérieur"), de Gérard de Nerval, dont "la phrase résonne intérieurement en moi, intimement. Ca tombe tellement juste. Maîtrise absolue de la phrase, même dans le délire", nous a-t-il précisé. Deux figures tutélaires auxquelles il a consacré un superbe livre en 1970 : Ex libris. Ajoutons Baudelaire, qui a fait l'objet d'un essai paru en 2017 chez Buchet-Chastel et où il écrit : "Magicien et savant, tour à tour ivre de ses pouvoirs et mélancolique, accablé par la malchance, désigné par le sort pour être un génie malfaisant, qui épouvante sa propre mère."
Du côté des contemporains, citons Francis Ponge, qu'il a connu dès la fin des années 1960, Jean Tardieu, son ami Louis-René des Forêts ou encore Henri Michaux qu'il avait rencontré au soir de sa vie et qui lui avait demandé, à brûle-pourpoint : "Comment rêvez-vous?" Tous ces écrivains lui ont apporté beaucoup, comme il le reconnaît. "Ils m'ont conforté dans cette idée : être de quelque part et être ouvert au monde."
Dans les années 1990, il a repoussé son horizon en s'intéressant de près à la photographie, cet "art sans labeur", encouragé par son ami Cartier-Bresson. "La photographie m'a libéré de la lassitude d'écrire et de la solitude qui lui est liée. Elle permet d'établir un contact humain. C'est à partir d'elle que la définition de l'art a changé. Dans le même temps, je me suis intéressé aux arts plastiques, au cinéma, qui m'ont amené ailleurs... C'est la vie transposée, qui est la vraie vie, non?"
Une première exposition à Arles, en 1997, suivi d'un livre de photos en 1998, avec un texte de Patrick Mauriès, La Scène des morts. C'est "le premier des arts modernes, inaugurant une ère où l'oeil a plus d'importance que la main. Au point que plusieurs fois, ces temps derniers, j'ai rêvé que je photographiais les images de mon rêve ; et je me souviens, au réveil, de cette étrange impression d'avoir voulu arrêter le défilé nocturne et coloré des images, en vain bien entendu. C'est pourquoi je n'ai à offrir que des images prises en plein jour, des images en noir et blanc". C'est ce qu'il a consigné dans La Photographie sans appareil.
Prenons son autre triptyque, Pensées simples, entamé en 2011. Dans ce vaste manteau d'arlequin, ce "rêveur en prose", à l'image de Nerval, nous parle de l'Afrique noire, de Cuba et des cérémonies de santeria, des Galapagos, de littérature classique japonaise, de Mandelstam et d'Akhmatova, de Proust, de sa fameuse pelisse doublée de loutre et de 'l'édifice immense du souvenir", de Milan Kundera, du corsaire Surcouf et des langues anciennes ; il s'attarde sur Starobinski, Conrad, "la petitesse de Céline", nous fait découvrir Little Fugitive, film américain des années 1950 se passant à Coney Isaland, coréalisé par Morris Engel ; il cite Gide et Kafka, reprend un mot de Joubert, de Michaux ou d'Eluard ("S'il est un autre monde, il est dans celui-là". Au passage, il frappe quelques sentences, que l'on prendra soin d'apprendre : "Avec Rimbaud la poésie explose, avec Verlaine elle implose" ; "L'insomniaque : un poisson sur le sable" ; "On parle aux bêtes et aux morts, mais on ne leur écrit pas" ; ou encore : "La poésie exagère, mais elle dissipe aussi les illusions".
On l'aura compris, écrire, pour Gérard Macé, c'est aussi ouvrir et nourrir un dialogue avec les morts. Aragon n'avait-il pas écrit, dans Le Roman inachevé : "Les morts aiment qu'on parle d'eux / Or les vivants n'y pensaient guère" ?
Après quelques mois de lecture intense et intégrale de ses romans et nouvelles, au cours de l'été dernier, Gérard Macé vient d'achever un essai sur le marquis de Sade, à paraître cet automne : "C'est un écrivain qui a mis l'homme face à lui-même. Il annonce le pire, puisqu'il n'y a plus ni Dieu ni Diable. Toutefois, il n'a jamais été pour moi une idole noire. Ma lecture n'est que purement littéraire, et non morale."
Purement littéraire, c'est tout ce que nous lui demandons. Rien de plus. Et c'est déjà beaucoup.
par Thierry Clermont