Le Matricule des Anges - Avancer en eaux profondes, par Sophie Deltin

 Le Matricule des Anges - Avancer en eaux profondes, par Sophie Deltin
01 avril 2016

Avancer en eaux profondes

À l’ombre de la fabrique à rêves d’Hollywood, les histoires étincelantes de nostalgie d’individus ordinaires, en quête de rédemption. Patrick Roth envoûtant.

Starlite Terrace, c’est le nom d’une résidence sur Ventura boulevard dans un quartier de Los Angeles. C’est là que s’écoulent les jours de quatre de ses habitants à la retraite — Rex, Moss, Gary et June. Chacun a eu une vie plus ou moins liée à l’industrie cinématographique d’Hollywood, à l’aune de son aura mythique. Du reste, les films — l’amour du cinéma — sont les passages intérieurs qui conduisent sur les terres de l’écrivain Patrick Roth : né en 1953 à Fribourg et longtemps installé en Californie, lui-même critique de cinéma et réalisateur (The Killers, 1982, adapté d’une nouvelle de Bukowski), Roth s’est toujours inspiré de son expérience du milieu du 7e art pour écrire ses histoires, comme en témoigne son récit autobiographique Mon chemin vers Chaplin (1997 ; Le Bruit du temps, 2015). La dramaturgie des quatre nouvelles qui composent Starlite Terraces’étale sur une année et part toujours d’une scène de la vie courante, d’une conversation anodine ; quelque chose se détache, s’emballe, finissant par dérouler le film rembobiné loin en arrière d’une vie entière, d’un destin avec ses scènes primitives, ses fausses routes, ses blessures enfouies. Il s’agit toujours d’une forme de mort qui est en soi et qu’il faudrait quitter mais avec laquelle au fil du temps et sans forcément s’en rendre compte, on a entretenu une connivence secrète.

Dans « L’homme à la fenêtre du Noah’s », Rex ne s’est jamais remis d’avoir été abandonné par son père. Depuis le jour où il a appris que ce père-fantôme avait été « la doublure mains » de celles de Gary Cooper dans Le train sifflera trois fois, le fils n’en finit pas de fantasmer le lien à cet intime étranger qu’il essaie éperdument de ressusciter. Dans « Éclipse solaire », Moss, un ancien employé d’une agence de casting de Broadway, reste traumatisé depuis que sa femme l’a quitté en « kidnappant » sa fille adorée que des « venimeux mensonges » ont montée contre lui. Hanté par « l’espérance insensée » de la revoir un jour, ce récit convoque la force miraculeuse du souvenir. Car les murs du passé peuvent toujours se dissoudre sur une profondeur invisible pour qui sait rester à l’écoute des images intérieures, des instantanés qui ont fait le sel d’une existence. Il y a aussi Gary, un ancien batteur à succès que sa femme a quitté pour celui des Doors, et qui malgré des rechutes dans la drogue et la violence, tente désespérément de renaître à lui-même par la foi chrétienne. June enfin, dans « La femme dans un océan d’étoiles », une ancienne secrétaire de la Fox, dont le mari a eu une liaison avec Marylin Monroe, tente de s’alléger d’une enfance passée à l’ombre du chagrin mutique de son père en renouant avec ses origines.

Oreille silencieuse et discrète de ces récits-confessions, le narrateur — un critique de film allemand resté anonyme — n’est pas sans réagir à ce qu’il écoute dans une sorte d’attention flottante. Entre anamnèse et débris de rêves, des correspondances surgissent comme en double-fond de la narration et résonnent bientôt avec des épisodes de sa propre vie jusqu’à en révéler « le plus intime de (lui)-même », son « fond obscur ». Le style singulier de Patrick Roth est là qui opère : les phrases élégantes portent comme un courant irrésistible tout en sinuant dans un rythme parfois alenti. En entremêlant savamment des scènes de film (Key Largo avec Humphrey Bogart), des séquences de la vie des stars (les derniers jours de Gary Grant ; les conséquences dramatiques du tournage du Conquérantavec John Wayne) à la matière plus labile des souvenirs mais aussi à celle, revisitée, des grands récits bibliques, le « réel » devient à son tour une manière de représentation précaire. Sous la plume transfiguratrice de Roth, certaines images acquièrent une dimension allégorique : ainsi la plongée dans les cendres d’un être aimé dispersées dans une piscine peut-elle se métamorphoser en une remontée à la vie, l’univers se condenser en une tête de cheval et une fête entre amis devenir un brasier cathartique.

Sans surprise pour qui est familier de la trilogie « biblique » de l’auteur — de Riverside à Corpus Christi en passant par Johnny Shines ou la résurrection des morts —, on retrouvera cette fois aux côtés de la figure du Christ, le motif de la pluie diluvienne, du déluge, telle une eau lustrale qui irriguerait toutes ces confessions. Les histoires, semble nous dire Roth, sont des signes, des épiphanies, et partant, des amarres dans les flots déchaînés du temps, et la quête de purification et d’unité intérieure qui taraude les personnages doit en passer par l’épreuve de réconciliation, d’alliance nouvelle avec les images manquantes et cependant inaltérables que l’on porte au plus profond de soi.

Sophie Deltin
n° 172