Le Matricule des Anges - n°119 - Dernier souffle

 Le Matricule des Anges - n°119 - Dernier souffle
01 janvier 2011

Dernier souffle

Inconnu en langue française, Stanislas Brzozowski (1878-1911) est une personnalité fascinante de la littérature polonaise. Une sorte de héros conradien à découvrir à travers son Journal.

Rédigées la dernière année de sa vie, à Florence où il avait trouvé refuge, les Notes pour mémoire qui constituent le Journal de Stanislas Brzozowski sont l'avatar d'un projet de texte abandonné intitulé l'Histoire d'une intelligence. Malade de la tuberculose, se sachant condamné, il fait de ces pages le lieu d'accueil de son intransigeance intellectuelle, le témoin de sa traversée de la Grande Bibliothèque, et de sa quête de perfection.

Récit subjectif de son commerce quotidien avec les livres et la pensée, sa passion s'affiche dès la première page. « Erreur de croire que la lecture d'un mauvais livre est sans conséquence : ce passe-temps apparemment indifférent signe l'arrêt de mort de tous les bons livres qui n'ont d'existence effective que dans le temps passé à les lire. N'avoir pas de pitié pour la médiocrité littéraire. » Une rigueur qui le pousse à stigmatiser les visions intellectuelles du monde – qui n'ont d'autre objet que de conforter une sensibilité et de satisfaire des intérêts – et à dire son mépris du courage qui n'est pas intellectuel. « Mettre sa foi dans le peuple, c'est donner un fondement mystique à nos espoirs et à nos programmes politiques qu'il nous est impossible de réaliser nous-mêmes, et dont nous ne saurions pas prendre la responsabilité intellectuelle. »

Ce qui frappe, c'est l'extraordinaire ampleur de ses lectures et l'acuité de ses jugements. Dans le domaine anglais, il lit Blake, Coleridge, Robert Burton, Thomas Browne, Samuel Johnson. Si la pensée romantique le passionne, il est tout autant séduit par le classicisme du XVIIe siècle français. « Pensée, rationalisme, logique, analyse y prévalent, tandis que la passion est maîtrisée sans pour autant disparaître. » Car Brzozowski revendique la clarté. « C'est une position trop générale que de n'accorder de l'importance qu'à ce qui résiste à la cohérence intellectuelle, à ce qui défie toute perspective unificatrice, à ce qui ne se laisse pas envisager sur un seul plan. » Ailleurs, il insiste sur le fait que les mots n'ont pas une signification absolue et transhistorique, mais « une signification qui résulte de la vie dont nous sommes entourés ».

Qu'il évoque le catholicisme comme culture, le rapport de l'individu à l'Histoire (au moment où la Pologne est un pays qui a disparu des cartes), ou qu'il loue en Nietzsche « le granit, le fjord de la pensée qui contemple », avant d'ajouter « Dommage qu'il ait connu cette “putain” de Wagner et qu'il se soit laissé séduire par lui », c'est l'efficacité de sa pensée qui étonne. Comme quand il parle du XIXe siècle comme de celui des espoirs surhumains et des croyances avortées. « Avoir du courage signifiait croire que tout désir était réalisable (…). Être désenchanté signifiait ne croire à aucun de ces systèmes, ne voir que les cendres des conceptions selon lesquelles l'homme peut devenir tout ce qu'il veut, sans limites. »

Une exigence intellectuelle qui ne lui vient ni de sa mère – pour qui la pensée « était quelque chose de comique » –, ni de son entourage – lui qui vit en exil depuis qu'on l'a accusé sans preuves d'être un agent de la police secrète russe. C'est que, comme tout Polonais, il aurait dû haïr les Russes alors qu'il admirait leur littérature. Et puis il avait été arrêté, à 19 ans, pour activités subversives alors qu'étudiant, il avait détourné de l'argent pour financer une opération chirurgicale que devait subir son père, ce qui avait permis à la police secrète de lui extorquer des aveux qui l'avaient mené en prison. Un destin romanesque, une vie de souffrance, une sorte de voyage au bout de la nuit dont il reste trois romans, des essais, des travaux critiques et ce Journal dont la sensibilité littéraire et la qualité de la réflexion peuvent encore inspirer aujourd'hui.

                                                                                                              Richard Blin