Le Matricule des Anges - n°121 - Regard d'un sage

 Le Matricule des Anges - n°121 - Regard d'un sage
01 mars 2011

Regard d'un sage

En 1212, Kamo no Chômei, poète ermite témoin de son temps, composait un joyau de la poésie universelle.

Il n’est pas nécessaire d’avoir le goût des affaires humaines pour discerner les puissances des passions qu’elles mettent en œuvre. Du plus profond de leurs abris érémitiques, les poètes japonais médiévaux ont posé sur leurs contemporains et la nature humaine un regard de bonté et d’affliction mêlées, puisé à la source des arcanes du monde. Dans cette période troublée du Japon de la fin de l’époque de Heian (794- 1185) où le pouvoir passait des vieilles familles aristocratiques aux guerriers (samouraïs) mais demeurait cloisonné et hiérarchisé, un lettré devait appartenir à un seigneur – fonctionnaire, samouraï, officiant dans un lieu de culte ou poète de cour, comme les Trente-six poètes immortels, liste certifiée des trésors de la culture établie par le poète Fujiwara no Kint – ou chausser ses « semelles de vent », devenir errant. Bien des figures les plus prégnantes de la poésie nippone jusqu’à l’ère Meiji sont issues de cette tradition ole des auteurs de waka (rebaptisés au XIXe siècle haikus) qui prend racine dans les grands espaces, la solitude, la contemplation de la nature et de ses perpétuelles mutations. « Les demeures humaines et leurs habitants rivalisent d’impermanence, disparaissent, et nous font penser à la rosée sur le liseron du matin. »

Notes de ma cabane de moine de Kamo no Chômei est un classique de la poésie japonaise, c’est aussi un recueil composite et dense, alliant souvenirs de la vie mondaine, ses « calamités extraordinaires », et renoncement du sage, dans la pure tradition bouddhiste de la recherche de l’épuisement des passions : « Je me connais, je connais le monde, je n’en attends rien. »

Notes sans titre, propos sur les poètes et la poésie, composé la même année, est un véritable vade-mecum que tout écrivain devrait garder précieusement à ses côtés. Outre qu’il permet de connaître « des procédés pour le cas où une femme vous adresse un poème » – en ce cas, et quelles que soient ses intentions, répondez « “Vous n’y songez pas...” Pareille réponse est adaptée à tous les cas. Elle convient aussi bien pour le cas où la dame vous exprime son amour que pour celui où elle vous fait des reproches ou se plaint de vous » –, c’est une somme historique de l’écriture des waka et des principes universels de l’acte poétique : « En disant les choses jusqu’au bout, en exprimant clairement ce qui aurait dû constituer le noyau du poème, celui-ci perd toute profondeur. »

Fils du supérieur d’un sanctuaire, Kamo no Chômei (1155-1216) aurait dû hériter de la charge paternelle à 18 ans. Mais, exclu de la succession, il ne lui restait qu’à s’appliquer – brillamment – à la poésie et au luth (biwa). Publiant son premier recueil personnel à 20 ans – une exception – il appartient à différents cénacles très en vue à la cour, est appelé auprès de l’empereur Gotoba-in pour intégrer son Bureau de la poésie et participer aux manifestations permettant d’établir la huitième anthologie impériale de poésie (Shinkokin wakashû). Fondées sur le principe des tournois, ces épreuves sélectionnaient le meilleur poète – c’est-à-dire celui qui parvenait à « produire des pièces qui, tout en respectant les règles et la tradition [du waka], laissent transparaître sa sensibilité propre » (préface de Michel Vieillard-Baron, Notes sans titre). Lorsque, lassé de la vie de cour, et désespéré de ne pouvoir reprendre les rênes du sanctuaire de son enfance, Kamo no Chômei devient moine bouddhiste, il a 50 ans, et s’émerveille toujours de « l’intérêt d’une pareille vie [qui] ne pourrait que s’accroître encore pour quelqu’un qui approfondirait ses pensées et essaierait d’acquérir un savoir profond ».


                                                                                                                Lucie Clair