Le Matricule des Anges - Recension par Alain-Louis Colas

 Le Matricule des Anges - Recension par Alain-Louis Colas
01 janvier 2016

« Poèmes » de Natsume Sôseki

Au Japon, dans les librairies ordinaires, Natsume Sôseki, l’auteur de Je suis un chat, n’est présent que par ses romans. Si j’ai découvert ses poèmes en chinois classique, dans les trois meilleures éditions, pas si anciennes (1966 et 1983), c’est grâce au quartier des bouquinistes de Kanda, aubaine que j’attendais vaguement, pour avoir appris, en étudiant les moines-poètes du Zen des Cinq-Montagnes, que le plus représentatif, Zekkai Chûshin (14e siècle), avait exercé une certaine influence sur le poète Sôseki. Ayant osé me lancer dans cette lecture, et dans la traduction, je me sentais tantôt accablé sous la charge, tantôt par l’espoir de réparer une injustice, stimulé aussi par le plaisir de constater que la face cachée de Sôseki (dont le portrait ornait naguère les billets de mille yens) n’était pas moins intéressante que l’autre, et par l’envie de la révéler à des lecteurs qui seraient déconcertés par le contraste entre une œuvre imposante, largement traduite, et une œuvre aux dimensions modestes (207 poèmes), méconnue, mais dont le contenu assez spécial pouvait attirer l’attention. D’un point de vue égoïste, ce labeur me permettait de céder encore à mon goût pour la poésie en général et, coup double, pour la pensée bouddhique, de type zen en particulier. Le moment est venu (sans rien de solennel !) d’avouer que je ne suis pas « bouddhiste », ni un adepte de ce que Etiemble nommait « zaine ». Si un traducteur n’est pas tenu de partager toutes les idées d’un auteur, une certaine conformité peut lui être salutaire. L’idée, parmi d’autres, exprimée le 6 octobre 1916 (poèmes n° 183), me paraît satisfaisante en ce qu’elle conforte ma vieille opinion et, surtout, parce qu’elle est susceptible, par la voix et l’autorité de Sôseki, de toucher d’autres personnes. Cet aveu sert à expliquer pourquoi j’ai voulu passer, laborieusement, quelques années avec ce Sôseki-là, mais aussi à mettre en valeur un des traits principaux de sa pensée. Se déclarant libre de toute attache religieuse, locale ou exotique, Sôseki affirme qu’il n’est pas bouddhiste, tout en admettant (n° 174) que la meilleure façon d’« honorer le Bouddha » est de reconnaître l’excellence du mode de pensée et de vie qu’il préconise. La contradiction n’est qu’une apparence, pour qui sait, comme Sôseki et ses grands devanciers (Ryôkan, dont il est si proche), que le bouddhisme a fini par ressembler à une religion, par ses seuls dehors, plaqués sur la doctrine, essentielle, en fonction des besoins de la religiosité populaire. Cette mise au point est tellement nécessaire que l’école Zen en a fait sa spécialité : gare à l’enfumage, scripturaire, langagier, idéologique, qui prévaut souvent dans les systèmes de pensée, à commencer par les religieux, y compris le « bouddhique ». C’est cette attitude, véritablement bouddhique, donc au-delà du « bouddhisme », dans la recherche de la lucidité et de la tranquillité (cette dernière n’excluant par l’inquiétude native ou acquise), que Sôseki se propose de cultiver, et qu’il décrit, dans ce recueil poétique où se reflètent chronologiquement les aspects de sa vie intérieure.

Dès l’adolescence (1883-1894) se manifestent l’attirance pour les temples, l’esprit qu’ils représentent, et le goût pour la contemplation, littéralement absorbante, des paysages. La deuxième période (1895-1900), dite de Matsuyama et de Kumamoto, où Sôseki enseigne l’anglais, lui inspire de fières déclarations désabusées (« Lourbaud je suis, apte à dormir en un recoin de montagne », « Il est détruit, le gigantesque édifice de mirages »), mais aussi de superbes descriptions printanières, suscitées par le besoin, malgré tout, d’exulter. Le séjour en Angleterre ouvre une décennie de silences, puis l’épreuve de la maladie et la convalescence à Shuzenji, en 1910, provoquent le retour aux poèmes en chinois, cette fois empreints d’un lyrisme quasi expressionniste (« Ma carcasse de malade sortant ses pointes, / La lampe blafarde semble s’en inquiéter »), mais aussi marqué par des prises de conscience rassérénantes (« Sur l’âge, ce que j’éprouve est ainsi plus simple »). À partir de 1912, période picturale, la plupart des poèmes légendent les peintures de Sôseki, des paysages à la mesure de ses états d’âme, où chaque élément, naturel ou humain, invite à une réflexion qui épargne les tourments. Enfin, la période de Clair-obscur, celle du tour de force accompli par Sôseki du 14 août au 20 novembre 1916 : le matin, rédaction du roman, publié en feuilleton, et, l’après-midi, composition poétique en chinois, une activité compensatoire en ce sens, comme il l’explique lui-même, que le roman lui enfonce la tête dans la réalité vulgaire, et que l’immersion dans la poésie opère le nettoyage…

Présente dans tout le recueil, l’inspiration bouddhique démontre que l’auteur veut se prémunir contre un monde qui « n’est que folie et bêtise », mais, comme il s’intéresse au chan (devenu zen au Japon), teinté de taoïsme, ses poèmes comportent bien des traits rappelant que le jeune Sôseki fut l’auteur d’une Philosophie de Laozi. D’autres lectures sont offertes par des signes de fûryû, cet attachement d’ordre esthétique et moral aux choses de l’art et de la tradition, le meilleur moyen de s’élever en échappant à la vulgarité du monde. Fil conducteur non moins efficace, de poème en poème, à tous les âges de Sôseki, l’illustration de sa devise, de son idéal : « Suivre la Nature et quitter le moi. »

La poésie de Sôseki n’a pas seulement une façade au charme extrême-oriental ; à nous d’y pénétrer.

Traduire de la poésie et, qui plus est, chinoise ou, du côté japonais, des poèmes en chinois ? Certains spécialistes inclinent au pessimisme : tel est le fonctionnement graphique et phonétique de la langue chinoise, telle est la sophistication des règles de la prosodie chinoise, qu’il est facile de désespérer en déplorant les pertes infligées aux vers chinois. S’en tenir là revient à faire semblant de croire qu’une langue non chinoise ne possède pas ses propres ressources ! Celles-ci, modestes ou imparfaites, n’en existent pas moins. Il arrive même, d’une façon naturelle, qu’elles compensent les pertes ça et là, et répare, sans qu’on le veuille, les offenses faites au texte original.

Alain-Louis Colas

* Poèmes vient de paraître aux éditions Le Bruit du temps. Édition trilingue français, chinois, japonais