Le Monde des Livres : Anna Akhmatova, une voix libre sous la terreur, par Nicolas Weill

 Le Monde des Livres : Anna Akhmatova, une voix libre sous la terreur, par Nicolas Weill
12 2019

Anna Akhmatova, une voix libre sous la terreur La grande poétesse russe s’est confiée, de 1938 à 1966, à l’écrivaine Lydia Tchoukovskaïa. Un témoignage magnifique sur l’URSS – et sur la capacité de résistance de la littérature

 

Survivre au pays du mensonge, grâce au seul pouvoir de la poésie. Telle est sans doute la leçon intemporelle que nous offre la rencontre entre deux femmes, Anna Akhmatova (1889­1966), joyau de la poésie russe moderne, et l’écrivaine Lydia Tchoukovskaïa (1907­1996). Du récit de leur conversation continuée, de 1938 à 1966, cette dernière a tiré un journal exceptionnel d’émotion et d’intelligence. Leurs chemins se croisent alors qu’elles partagent un sort commun à l’époque, la détention de leurs proches. Liova, le fils qu’Akhmatova a eu de son mari, le poète Nicolaï Goumiliov (lui-même fusillé en 1921), vient d’être arrêté, tout comme le mari de Lydia Tchoukovskaïa, Matveï Bronstein, dont elle finit par comprendre qu’il est tombé sous les balles de la Grande Terreur. En 1937, alors que le chaos sanglant frappe à l’aveugle l’intelligentsia urbaine, une relation asymétrique s’instaure entre Akhmatova, figure emblématique de la littérature de l’« âge d’argent » d’avant 1914, peinte par Modigliani, laissée en vie et en liberté par le régime soviétique mais interdite de publication jusqu’en 1940, et Tchoukovskaïa, son admiratrice. D’abord diffusés par samizdat (manuscrits transmis clandestinement), ces Entretiens ont partiellement paru chez Albin Michel, dès 1980, en version française. Mais la troisième partie, concernant la période 1963-1966, était demeurée inédite, ainsi que les Cahiers de Tachkent, ville où les deux femmes se replient pendant la guerre. Le Bruit du temps propose donc une édition enfin intégrale, assortie des notes précieuses dues à la traductrice Sophie Benech, qui complètent les éclaircissements de Lydia Tchoukovskaïa elle-même. Outre un panorama de la littérature russe du temps, les centaines d’entrées en forme de saynètes dévoilent la complexité d’une amitié passionnée, quelquefois orageuse. Malgré une estime réciproque, Akhmatova et Tchoukovskaïa se brouillent de 1942 à 1952, pour une raison inexpliquée. Ces conversations entre proscrites, qui ne survivent que d’expédients ou de traductions, sont imprégnées par l’atmosphère étouffante propre au monde soviétique : « C’était un temps où seuls les morts souriaient, / Contents d’avoir trouvé la paix… », résume Akhmatova. Face aux exécutions décidées par quotas, sur les bases les plus arbitraires, face aux arrestations de parents, destinées à tenir en respect la moindre velléité d’opposition, « les gens avaient tout simplement cessé d’être sensibles au principe de causalité », constate Tchoukovskaïa. La dictature communiste inculque à la population « une léthargie obtenue à force de dressage », « une peur qui devait durer une vie entière ». Le lecteur d’aujourd’hui trouvera aussi dans ces pages un tableau très précis de la vie quotidienne et intime ; il peut se figurer la pénurie, la souffrance y compris physique, sous la tyrannie stalinienne et poststalinienne – malgré la très relative accalmie provoquée par le « dégel » khrouchtchévien (1953­1964). Comment relever un tant soit peu la tête dans un pays « dépossédé de sa littérature et de son histoire », quand Akhmatova elle-même se voit contrainte, en 1950, pour sauver son fils, Liova, une nouvelle fois incarcéré, de publier Gloire à la paix, une adresse à Staline ? Comment, quand on est poète, exhumer l’horreur réelle sous les euphémismes qui pullulent à l’envi dans l’univers soviétique : « Sciences récréatives », « Fonds littéraire », « Maison de la création », « dix ans de camp avec interdiction de correspondance » ? Les discussions retranscrites ici offrent un vrai manuel de survie. Les deux amies codent toute allusion politique de références littéraires ou artistiques. Alexandre Pouchkine (1799­1837), dont Akhmatova est une spécialiste, sert ainsi de cryptogramme aux poèmes inspirés par la Terreur, Requiem ou Poème sans héros, tout comme le tsar Nicolas Ier (1796­1855) renvoie discrètement aux autocrates modernes. Akhmatova compose la nuit et récite ses vers le lendemain à Tchoukovskaïa. Instantanément, celle-ci les retient tandis qu’Akhmatova brûle les notes avec ses cigarettes. Sept à onze amis sûrs sont métamorphosés en livres vivants, en attendant que l’étau se desserre et que les « temps nouveaux » de la période Krouchtchev, qui se révéleront bien décevants, permettent quand même de sortir quelques plaquettes, dûment filtrées par la censure. Longtemps avant que le numérique atrophie la mémoire, ce récit nous rappelle un temps où la littérature se faisait par cœur ; on découvre comment pouvait s’élaborer une contre-histoire de l’oppression, dans un pays où ingénieurs, chauffeurs de taxi ou paysans connaissaient les vers d’Akhmatova. L’Etat aura beau adopter deux résolutions contre elle, en 1925 et en 1946, « la conscience que même dans la misère, dans le malheur et dans la souffrance, elle était la poésie, que c’était elle la vraie grandeur et non le pouvoir qui l’humiliait, cette conscience lui donnait la force de supporter la pauvreté, les humiliations et le malheur ». Dans ce journal, véritable anthologie de la grande poésie russe du XXe siècle grâce aux innombrables citations, Akhmatova se voit souvent campée en impératrice byzantine sans couronne, exploiteuse à l’occasion, conciliant en une seule personne « l’orgueil et la vulnérabilité ». Elle sait pourtant montrer de la compassion pour d’autres désastres que les siens. En 1940, depuis Leningrad, elle évoque Paris sous une botte, allemande cette fois : « Mais le fils ne reconnaît pas sa mère,/ Le petit-fils se détourne en pleurant,/ Et les têtes s’inclinent plus bas./ La lune oscille comme un balancier. Eh bien, voilà quel silence s’abat/ Aujourd’hui sur Paris occupé. » Elle se passionne pour l’histoire, pour la littérature étrangère. Elle confie avoir lu six fois Ulysse, de Joyce (malgré son côté « pornographique », dit-elle), s’intéresse à Faulkner, à Leopardi et même à Thérèse Desqueyroux, de Mauriac (qui, selon elle, sonne faux)… Elle accueille à bras ouverts les premiers poètes et écrivains de la génération dissidente, Joseph Brodsky ou Alexandre Soljenitsyne, qui la fréquentent à la fin de son existence. Contre le Kremlin « Venez me voir le plus vite possible », martèle Anna tout au long du livre à son amie, pas seulement pour transmettre des plaintes ou son indignation, mais aussi pour échanger potins et anecdotes. Et Lydia de s’exécuter, sur la glace de Léningrad ou sous la canicule ouzbèke. Parfois elle explose, quand Akhmatova, jamais avare de jugements tranchés, dénigre Tchekhov ou Anna Karénine, juge raté Le Docteur Jivago, de son ami Boris Pasternak (Gallimard, 1958), contraint de renoncer à son prix Nobel en 1958. La description, par Lydia Tchoukovskaïa, de l’enterrement de celui-ci, manifestation muette de protestation contre le Kremlin, le 2 juin 1960, est l’un des sommets de ce livre incroyablement riche. Car, ces Entretiens le montrent, la poésie écrit l’histoire autant qu’elle peut en être la victime.

Par Nicolas Weill