Le Monde des livres : Entretien avec Sophie Benech

 Le Monde des livres : Entretien avec Sophie Benech
12 2019

La traductrice évoque Anna Akhmatova, Lydia Tchoukovskaïa et Nadejda Mandelstam, trois femmes russes qu’elle admire

Sophie Benech : « La poésie aide à vivre et à survivre »

Traductrice et fondatrice des éditions Interférences, Sophie Benech a traduit ou cotraduit du russe les deux ouvrages autour d’Anna Akhmatova qui paraissent aujourd’hui. Elle évoque ici le rayonnement de la poétesse et la difficulté de faire passer sa langue en français.

Des passionnants Entretiens… de Lydia Tchoukovskaïa, comme du livre de Nadjeda Mandelstam, Sur Anna Akhmatova, se dégage la silhouette d’une personnalité hors du commun. Le poète Joseph Brodsky parlait d’un « champ magnétique » autour d’Akhmatova. À quoi tenait ce magnétisme ?

Outre son immense talent de poète, Anna Akhmatova était une femme qui possédait une noblesse innée (on l’appelait souvent « la reine » ou « la tsarine »), une forte personnalité et une intelligence acérée, mais je crois que les gens étaient aussi d’emblée et inconsciemment attirés et impressionnés par la profondeur et l’authenticité qui se dégageaient d’elle. Et aussi parce qu’elle représentait un monde qu’on essayait de détruire.

Qui était cette Lydia Tchoukovskaïa qui, réservée et modeste, n’apparaît qu’en creux dans ces entretiens ? Pourquoi s’était-elle lancée dans cet énorme journal au jour le jour ?

Elle était portée par l’admiration et consciente d’avoir affaire à un grand poète, un être d’exception dont l’œuvre et le destin devaient rester dans les mémoires. C’était une femme extrêmement lucide, intelligente, cultivée et sensible à la poésie, mais aussi très courageuse et d’une grande droiture. Le portrait qu’elle dresse d’Anna Akhmatova porte inévitablement sa marque : si elle reste discrète et s’efface devant elle, on entend nettement sa voix, néanmoins, dans sa façon de décrire les choses, de parler des gens, dans son style. Car elle possède un style bien à elle, vivant et limpide, ainsi qu’en témoignent les deux romans qu’elle a écrits, Sophie Pétrovna [Interférences, 2007] et La Plongée [Calmann­Lévy, 1974 ; rééd. Le Bruit du temps, 2008]. Ces Entretiens… se lisent comme un roman.

Que ce livre nous apprend-il sur Akhmatova ou sur son œuvre que nous ne savions déjà ? Et sur ces trois décennies de l’histoire soviétique, de 1938 à 1966 ?

Les Entretiens… sont un témoignage sans pareil, non seulement sur Akhmatova, sa vie et son œuvre, mais aussi sur la place de la poésie pour des centaines de milliers de gens plongés dans des circonstances inhumaines, ainsi que sur plusieurs époques de l’histoire de l’URSS vécues et relatées de l’intérieur par deux femmes peu communes. Le livre de Nadejda Mandelstam, écrit après coup, contrairement à celui de Tchoukovskaïa, est lui aussi un témoignage sur Akhmatova, sur l’époque et sur la place de la poésie dans la vie de deux femmes exceptionnelles. Mais Nadejda Mandelstam se met davantage en avant et donne plus souvent son avis personnel, alors que Tchoukovskaïa reste plus discrète. Chacune parle d’Akhmatova à travers le prisme de sa personnalité, et les deux livres en disent autant sur l’être complexe et parfois contradictoire qu’était Akhmatova que sur leurs auteures, deux femmes profondément différentes par essence, mais toutes deux remarquables.

Dans les deux ouvrages, la poésie tient évidemment une place centrale. Elle est ce qui fait tenir ces femmes…

La poésie est certainement l’un des personnages principaux de ces deux livres, on y ressent vivement à quel point elle représentait une bouffée d’air frais pour des gens suffoquant dans une atmosphère de mensonge et de peur. Les deux témoignages montrent à quel point la poésie aide à vivre et à survivre.

Dans l’avant-propos de Sur Anna Akhmatova, vous notez que sa poésie est beaucoup plus difficile à traduire que celle d’autres poètes comme Marina Tsvetaeva, Boris Pasternak ou Ossip Mandelstam. À quoi cela est-il dû ?

Plus un texte est simple et d’apparence classique, plus il est difficile à traduire. Cela peut paraître paradoxal, mais pour rendre la beauté de la simplicité, il faut s’appuyer sur le rythme et la musique de la langue plus que sur l’originalité et la nouveauté des images ou des jeux avec le langage. C’est beaucoup plus compliqué et plus risqué.

Pourquoi la Russie entretient-elle avec la poésie ce lien si privilégié que l’on ne trouve, semble-t-il, nulle part ailleurs en Europe ?

Je pense que ce lien existait aussi ailleurs autrefois. Il est resté très vivant en Russie au cours du XXe siècle, sans doute parce que, comme le disait Ossip Mandelstam, la poésie est « de l’air volé » qui permet de respirer à pleins poumons dans l’atmosphère confinée d’une idéologie mortifère. Une parole restée vivante.

Cent trente ans après sa naissance, Anna Akhmatova est-elle encore lue en Russie ?

Oui, Akhmatova y est encore lue, elle reste présente dans la mémoire collective. Le 30 octobre, jour consacré au souvenir des victimes des répressions, des milliers de gens en Russie lisent en public des listes sans fin de noms, réalisant ainsi le souhait exprimé par un vers d’Akhmatova dans le dernier poème de son célèbre Requiem [Minuit, 1966 ; nouvelle traduction Interférences, 2005] : « J’aurais voulu citer tous les noms, un par un »…

 

Propos recueillis par florence Noiville