Le Monde des Livres - Flush, cet abominable cocker rouge

 Le Monde des Livres - Flush, cet abominable cocker rouge
27 2010

Flush, cet abominable cocker rouge

Les chiens qui parlent n'ont jamais été ma tasse de thé. C'est pourquoi j'ai tant tardé à lire Flush, un livre consacré au destin véridique de l'épagneul d'Elizabeth Barrett et de Robert Browning, le célèbre couple romantique. Autre excellente raison pour éviter cette lecture : dans son journal, Virginia Woolf critique durement son livre. Elle s'y est collée en 1933, pour se reposer des Vagues. Pour se consoler aussi de la disparition de Lytton Strachey en le taquinant post mortem, à travers cette parodie canine de ses Victoriens éminents. Mais elle piaffe d'impatience en écrivant ce qui devait être une blague et qui est devenu un livre trop sérieux, dont elle craint qu'on ne le trouve trop charmant, délicat, très féminin. Too late : les mots sont trop importants pour qu'on s'en serve avec désinvolture, dit-elle. Flush cesse d'être une plaisanterie, devient un manifeste pour les faibles et les sans-voix, une illustration d'une phrase de Robert Browning, « nul n'a jamais vécu sur cette terre sans avoir son propre point de vue ».

1845 : Flush le cocker rouge est épris de sa maîtresse. Il est mortellement jaloux du fiancé à gants jaunes qui a surgi, et témoin désespéré des effets merveilleux de l'amour humain sur Elizabeth et Robert (Virginia Woolf se sert des lettres des deux poètes pour fonder historiquement son récit). Mais ce héros sans mots, doué d'une sensibilité de chat et d'une nervosité de jeune fille, est bientôt kidnappé par des preneurs d'otages de Whitechapel. Cela permet à Virginia Woolf de se livrer à la description des mérites comparés de Wimpole Street et des bas-fonds de Saint Giles. Et de prononcer quelques discours sur la raison, le pouvoir, le patriarcat et l'injustice en général.

Puis les Browning s'enfuient en Italie. C'est la partie que je préfère, lumières rasantes de Florence, réflexions sur le temps qui passe. À la Casa Guidi, Flush vieillit, tandis que ses maîtres font tourner les tables.

Dernière scène lapidaire et bouleversante : la femme et le chien se regardent. « Séparés, clivés l'un de l'autre et cependant coulés au même moule, chacun d'eux peut-être achevait ce qui dormait toujours en l'autre. »

Mrs Browning poursuit sa lecture. Pendant qu'elle lit, il meurt.

                                                                                                            Geneviève Brisac