Le Monde des Livres - Le cogito et le séquoia

 Le Monde des Livres - Le cogito et le séquoia
30 novembre 2012

Le cogito et le séquoia 

Parmi les gageures, celle-ci se pose là, triomphalement   : évoquer l'art et la manière d'un poète, rendre compte de sa poésie. Et donc, saisir avec d'autres mots que les siens des vérités, des secrets, des éclairs, des mystères, des souffles, des vertiges, entre autres impalpables phénomènes et aveuglantes illuminations que lui seul justement a su fixer, en les révélant ou en les suscitant. Mission impossible ; autant pêcher l'anguille avec une pince à sucre : ce soir, au dîner, nous nous briserons les dents sur les petits cailloux de la rivière. La poésie peut migrer sans trop de casse d'une langue à l'autre – si toutefois le traducteur est un déménageur délicat, avec courroies de fixation et couvertures dans son camion –, on ne saurait en revanche se risquer à la paraphraser. Sortie de son élément, elle meurt. Quant au commentaire, il ne peut que tourner autour, resserrer ses cercles peut-être, mais quand il fond dessus… elle fond aussi. Nous voilà bien.

L'année dernière, Le Bruit du temps publiait Corde de lumière, le premier des trois volumes annoncés des Œuvres poétiques complètes du Polonais Zbigniew Herbert (1924-1998). Il s'agit d'une édition bilingue, les traductions de Brigitte Gautier sont placées en regard des textes originaux – en écho, serait-il plus juste de dire, tant elles semblent reconduire aussi le miracle du surgissement originel des poèmes et de leur inscription sur la page. J'ai déjà évoqué cette entreprise ici même, mais comme vous vous trouviez peut-être ailleurs, en ce qui vous concerne, j'y reviens aujourd'hui à l'occasion de la parution du tome II, Monsieur Cogito.

Trois recueils sont repris dans ce volume, Inscription (1969), Monsieur Cogito (1974) et Rapport de la ville assiégée (1983). Et alors, quoi du fond et de la forme, du sens et des enjeux, du rythme, de l'harmonie ? Eh bien, voici précisément une poésie qui n'est pas une pistache et ne se laissera pas décortiquer comme telle. Nous sommes surtout frappés par son évidence. « nous avons cru trop facilement que la beauté ne sauve pas / qu'elle conduit les insouciants de rêve en rêve jusqu'à la mort », écrit Zbigniew Herbert, qui ne cesse de prouver et d'éprouver le contraire en dressant sa poésie contre la violence du siècle, en relevant les morts – debout dans son poème –, en défiant les dieux fatigués, car « si le thème de l'art est / une cruche brisée / une petite âme brisée / pleine de pitié pour elle-même //  ce qui restera de nous / sera comme les pleurs des amants / dans un petit hôtel malpropre / quand le papier peint commence à luire ».

Pas de ça ! La poésie sera plutôt un raidissement, un ressaisissement. « Il est émouvant que cette aspiration, cette tentative de se dépasser, ce soit précisément la littérature », dit Zbigniew Herbert dans un entretien qui ouvre le volume. Il y confie aussi son aversion pour le symbolisme, tout ce fatras d'artifices, cette fausseté métaphorique. Si le poète est quelquefois un visionnaire, ce n'est pas non plus parce qu'il possède une intuition médiumnique ou un regard laser mais parce que sa langue est un outil sensible et sagace  : « La forme seule exige déjà une structure finie, de tirer des conséquences. »

Monsieur Cogito connut à sa parution un succès immense en Pologne. La rencontre du poète et de la gloire ne s'observe guère plus souvent que celle d'une bergère et de la Madone, désormais, et mérite à ce titre d'être notée. De même est-il important de dire que nous tenons incontestablement avec ce recueil une des oeuvres poétiques majeures du XXe siècle. Zbigniew Herbert y invente son double, Monsieur Cogito, lequel tient du Monsieur Teste de Valéry et du Plume de Michaux, quoique plus incarné que le premier et moins lunatique que le second : « devant le miroir ce visage légué / un sac où fermentent des chairs anciennes / des désirs et des péchés médiévaux / une faim et une peur paléolithiques //  la pomme tombeprès du pommier / dans la chaîne de l'espèce un corps enserré ». Monsieur Cogito, si modeste soit-il, interroge sans fin l'énigme de sa présence au monde : « [...]   quand le matin Monsieur Cogito / sort se promener / il rencontre – un abîme //  pas l'abîme pascalien / pas l'abîme de Dostoïevski / c'est un abîme / à la mesure de Monsieur Cogito //   des jours sans fond / des jours anxiogènes / [...]   aujourd'hui / Monsieur Cogito / pourrait ramasser / quelques poignées de sable / et le combler / mais il ne le fait pas ». Se pencher au bord plutôt, puis aussi « s'amuser » avec sa souffrance, lui « extorquer enfin / avec des tours bêtes / un timide / sourire ».

Zbigniew Herbert comme son personnage a le sens du détail concret, l'objet lui donne la mesure d'un monde trop chaotique pour être embrassé dans un regard ou dans un vers. C'est pourquoi il développe « une ontologie à partir d'objets simples, égaux à eux-mêmes et qui ne changent pas ». Ainsi, l'histoire échevelée des hommes n'en est pas moins inscrite dans les cercles parfaits tracés dans « la pulpe sanglante du séquoia ». Puis le poète remonte dans sa « mansarde mythologique » pour y observer les dieux en déroute, « traqués et traquant, suant, braillant, à la poursuite incessante de l'humanité en fuite ».


                                                                                        Éric  Chevillard