Le Monde des livres : "Georges Séféris, la passion de l'expression", par Hédi Kaddour

 Le Monde des livres : "Georges Séféris, la passion de l'expression", par Hédi Kaddour
16 2021

Le grand poète grec a tenu son journal chaque jour, de 1925 à sa mort, en 1971. Un premier tome traduit paraît, admirable.

 

En 1925, bien avant de devenir le grand écrivain de la Grèce moderne et de recevoir le prix Nobel de littérature (1963), Georges Séféris (1900-1971) s’était plongé dans l’écriture d’un journal, dont la première partie paraît aujourd’hui au Bruit du temps sous le titre Journées. 1925-1944. Il y note les étapes d’une vie où il fut successivement étudiant à Paris, fonctionnaire à Athènes, vice-consul à Londres puis en Albanie, à nouveau en poste à Athènes puis en exil au Caire et en Afrique du Sud, de retour en Egypte puis à Athènes à partir de 1944. C’est un mélange de notes de lectures, de fragments d’œuvres en cours de rédaction, d’extraits de correspondance et surtout de choses perçues dans le monde extérieur. La règle est bien sûr de saisir chaque scène dans sa singularité, et Séféris est l’un des grands maîtres de cet art où il devient l’égal d’un Jules Renard ou d’un Ernst Jünger.

 

L’église orthodoxe à portée de griffe

 

A l’art de la « chose vue » s’ajoute celui des métaphores : les jours se succèdent, tantôt « farandole décousue », tantôt « tour de vis supplémentaire » ; le temps pour tout l’être de se sentir « vide comme une blague à tabac retournée ». Lorsque l’auteur sort faire ses courses, c’est aussi pour se livrer à une poétique de l’esprit cruel, à la manière du dessinateur Albert Dubout : « Derrière le comptoir de marbre, une grosse femme dont le corset avait hissé la poitrine si haut que sa tête semblait posée sur un plateau. » Et s’il arrive à notre regard de se détendre devant certains paragraphes, il faut se méfier des fins de mouvement : « Une fille du peuple, pomponnée, au beau visage. L’autobus Ford. Aspiration au bonheur, à une pause, comme après un concert. La vie du peuple, toute simple, dans sa cage. » L’église orthodoxe, bien sûr, passe à portée de griffe : « A la porte, un pope revêtu de son étole donnait sa bénédiction, comme on vendrait des tickets de cinéma. » Il en va de même d’un certain journalisme, défini par un directeur de périodique : « Le journalisme, ça consiste à exacerber les passions humaines. Je frappe donc sur les bons, je flatte les méchants, et je vends du papier. » En fin de compte, c’est la Grèce entière qui se trouve prise dans la critique : « Rien de pur ni de libre ne peut voir le jour dans ce pays ; notre soleil donne naissance à des mouches. »

Même les voyages ne réussissent pas à provoquer chez lui de vrais enthousiasmes, d’autant que, quand il choisit Londres, c’est à la mauvaise saison : « Voici deux semaines qu’il pleut sans interruption. Si les théories environnementales étaient fondées, les Anglais devraient maintenant être des grenouilles. » Le spectacle du monde peut parfois éveiller un espoir : « Dans le parc, gazon anglais à perte de vue, horizon bas et étroit. Des couleurs pour aquarelle. On se dit que, derrière l’aquarelle, il y a une réserve de bonheur. » Et l’on peut y apercevoir « un chien, suivi d’une femme, elle-même suivie de son parfum ».

 

Une manière d’Alceste des lettres grecques

 

Mais l’espoir s’évanouit, et ce qui règne à l’arrière-plan de ce spectacle, c’est plutôt la règle inexorable selon laquelle « tout ce que nous aimons se venge de nous, et ce que nous admirons nous anéantit ». C’est toute l’époque en fait qui « se ramollit ». Séféris en veut pour signe le projet de son ami Theodore Stephanides (1896-1983), qui se propose d’aller combattre sur le front occidental « dans l’espoir de se faire amputer d’une jambe et de pouvoir ainsi s’assurer une retraite jusqu’à la fin de ses jours ».

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N’importe. Dans ce livre, les malheurs de la vie se disent souvent dans des réussites de phrase. Au milieu de toutes les désillusions, il reste à l’écrivain sa passion la plus forte, « la passion de l’expression », et il essaie de se plier au nulla dies sine linea de tous les diaristes et épistoliers, quelles que soient ses conditions d’existence, quand il en est par exemple réduit à écrire « devant deux bougies collées sur une assiette ». Il se fait misanthrope, devient une manière d’Alceste des lettres grecques : « Je me sens très fort, car je n’attends plus rien des autres. Ils ont commencé à m’envoyer leurs livres. Je leur donne mon avis en retour, et en toute franchise. Tous ceux à qui j’ai écrit sont devenus mes ennemis. » Mais à la différence d’Alceste, il sait voir le comique de sa situation : « Il y a des moments où j’échangerais volontiers toutes mes pensées, toute ma sensibilité contre une trompette en carton de carnaval. » Et il s’invente, pour mieux naviguer à travers ce « temps des cyclopes », un double joyeux du nom de Stratis dont il fait un Argonaute surnuméraire et que son excellent traducteur, Gilles Ortlieb, compare également à un réconfortant Sancho Panza.

 

Par Hédi Kaddour