Lawrence par touches
Il ne sera pas dit que l’année pendant laquelle cette rubrique m’aura été confiée sera passée sans que je parle de l’objet de ma passion : David Herbert Lawrence. L’occasion m’en est offerte par Le Bruit du temps, qui réédite dans l’ordre chronologique, et dans une nouvelle et remarquable traduction de Marc Amfreville, l’intégralité de ses nouvelles. Le cinquième et dernier tome vient de paraître, qui porte le titre de la nouvelle la plus longue (une novella, disent les Anglo-Saxons), La Vierge et le Gitan, datée de 1926. Le couple ô combien excitant qu’elle met en scène précède de quelques mois celui, scandaleux, que forment Lady Chatterley et son garde-chasse. Le recueil contient d’autres textes fameux, comme « Le Coq fugueur », plus connu chez nous sous le titre « L’Homme qui était mort », récit de la rencontre encore plus improbable du Christ ressuscité avec une prêtresse d’Isis… Lawrence mourra quatre ans plus tard, à 44 ans. Il est plus que jamais mordant, profond et radical.
Le bon prétexte que j’ai trouvé pour faire entrer cet ouvrage dans la thématique de ma colonne est l’usage des couleurs et des métaphores. Lawrence, qui peignait et dont les tableaux ont été aussi censurés que sa littérature, précise toujours, pour tout, les couleurs à la façon d’un peintre sur un dessin préparatoire ; l’homme a une moustache noire et porte un foulard de soie rouge et jaune, la femme près de lui est coiffée d’un foulard gris et blanc. Plus loin, il ajoute que le chandail de l’homme est vert, sa veste chinée vert et noir, et répète que le foulard est rouge et jaune, quant aux bas de la femme, ils sont ornés de motifs fauve et blanc cassé. Mais ce sont les verts qui dominent tout au long du récit ; Lawrence en distribue les touches de différentes nuances. Littéralement, les noms de couleur émaillent le texte.
Au vol
Quant aux métaphores, elles sont désarmantes. La grand-mère tyrannique est une « femme obèse, végétant dans sa cécité comme un gros champignon taché de rouge », et son triple menton « lui laisse autant de cou qu’une double pomme de terre ». Ailleurs, elle ressemble « à ce vieux crapaud qu’Yvette avait observé avec fascination sur le rebord de la ruche… » S’ensuit un long paragraphe sur le crapaud en question qui finit écrasé sous une pierre maniée par le jardinier. On est loin de la métaphore proustienne qui coule de source, évidente. Lawrence donne l’impression d’avoir attrapé au vol ce qui passait de plus prosaïque dans son esprit, à la façon dont les enfants usent parfois de n’importe quel mot comme d’une insulte : « Espèce de maison ! »
Même les images les plus poétiques saisissent le lecteur par leur audace ou leur incongruité. Dans une extraordinaire scène d’inondation (qui préfigure la crue du Mississippi dans Si je t'oublie, Jérusalem, de Faulkner), qui projette les corps de la vierge et du Gitan l’un contre l’autre, les crêtes des vagues « s’avançaient tels des lions de pierre » (« a wall of lions », écrit Lawrence). D’un homme qui cherche à dissimuler ses faiblesses, il dit : « Il voulait, à ses propres yeux, faire preuve d’un naturel fascinant, tout comme les femmes souhaitent porter des robes éblouissantes. « Ces comparaisons produisent le même effet de spontanéité que lorsqu’on saisit le premier objet qu’on a sous la main pour préciser sa pensée : « Tu vois, grand comme ce cendrier, là. » Elles prennent le lecteur de court, comme si Lawrence l’avait apostrophé. Moi aussi, je vais chercher une image : le style de Lawrence vous tombe dessus comme une pluie drue qui vous trempe jusqu’aux os.
Catherine Millet (écrivain)