Le Nouvel Observateur - Virginia Woolf, l'écrivain-chienne

 Le Nouvel Observateur - Virginia Woolf, l'écrivain-chienne
22 avril 2010

Virginia Woolf, l'écrivain-chienne

Dans les années 30, Virginia Woolf consacra une biographie au chien de la poétesse anglaise Elizabeth Browning. Un bijou aujourd'hui réédité.

Vie de chien, c'est le cas de le dire. Comment Virginia Woolf a-t-elle conçu le farfelu projet d'écrire une biographie de Flush, le cocker de la poétesse Elizabeth Barrett Browning ? À 50 ans, elle vient de terminer son chef d'œuvre, Les Vagues. « J'étais si fatiguée que je m'étais étendue au jardin pour lire les lettres d'amour des Browning, et la figure de leur chien m'a fait rire au point que je n'ai pu résister à l'envie de faire une “Vie”. » Ouvrage de dame, donc. Sauf que le livre, introuvable depuis ses premiers aboiements en français, et qui gambade à nouveau comme au premier jour grâce à la perspicacité de l'éditeur Antoine Jaccottet (on lira ici bientôt un entretien avec l'éditeur), sera en Angleterre l'un des plus grands succès de Virginia, avec un tirage de 13000, épuisé quelques semaines après la sortie.

Il est vrai que, pour avoir elle-même vécu avec plusieurs de ces attachants quadrupèdes dont celui, prénommé Pinka, que lui avait offert Vita Sackville-West, Virginia Woolf a su, comme personne, pister la Weltanschauung de l'animal. Et qui pouvait, mieux que la romancière du regard vague, s'imaginer cocker à la place du cocker, humant l'air au cours de ses promenades, soudain alertée par un bruit suspect, un fumet, un feuillage ? Magnifiques échappées métaphoriques qui ne surprendront pas le fan-club de Virginia : « Soudain arrivait sous le vent une odeur plus aiguë, plus forte, plus déchirante qu'aucune autre – une odeur qui lui labourait le cerveau, soulevant un millier d'instincts, mettant en branle un million de souvenirs – une odeur de lièvre, une odeur de renard. Et voici Flush filant, en un éclair, comme un poisson dans un rapide vers une eau toujours plus profonde. »

Mais la splendeur du livre tient surtout dans la manière dont humains et animaux, sous la plume de la romancière, sont au fond tous du même poil : « Flush était digne de Miss Barrett; Miss Barrett était digne de Flush ». Comme dans la société humaine, Virginia distingue, chez nos frères chiens, plusieurs couches sociales. Il en est qui parlent argot, d'autres un idiome supérieur : « Quand il entendait la voix grave de sa maîtresse articuler des sons innombrables, il languissait après le jour où son rude et rauque gosier pourrait émettre à son tour les petits sons chargés de sens mystérieux. Et tandis qu'il considérait ces même doigts toujours occupés à faire courir le roide bâtonnet sur une page blanche, il languissait après le temps où, lui aussi, pourrait noircir du papier sans relâche. » Ainsi naît, sous la plume ensorcelante de Virginia Woolf, le premier chien écrivain de l'Histoire.

                                                                                                                      Didier Jacob