Le Temps - Nicolas de Staël, vivre pour peindre

 Le Temps - Nicolas de Staël, vivre pour peindre
21 2014

Nicolas de Staël, vivre pour peindre

Connu pour ses toiles sur le Parc des Princes, l’artiste a brûlé sa vie au feu de sa passion pour la peinture. Sa correspondance éclaire, « dans le rythme même du vécu », une existence toute d’absolu.

Il était grand, plus de deux mètres, et parlait d’une voix de basse à faire trembler les murs. Dans sa vie, comme dans son œuvre de peintre, Nicolas de Staël se détachait. Il ne voulait pas et on ne pouvait pas non plus l’enfermer dans une école, un genre, un quelconque dogme. Sa carrière s’est étendue sur quinze années à peine, de 1940 à 1955. Mais dans ce parcours fulgurant, il a peint plus de mille toiles, travaillant sans cesse, à Paris, dans le sud de la France, convaincu depuis l’adolescence d’avoir à le faire, tendu par cette foi et par l’injonction intime de vivre tout entier pour cela.

Les années 50 seront les années de la reconnaissance, de la gloire même. Il vend à tour de bras à New York. Son refus de choisir entre figuratif et abstraction plaît aux acheteurs américains, alors qu’il déçoit presque en Europe. Ces années-là seront aussi celles d’un amour impossible pour Jeanne, une femme mariée. Le peintre s’est suicidé à Antibes, en se jetant par la fenêtre de son immeuble, dans la nuit du 16 au 17 mars 1955. Il avait 41 ans.

Toutes les lettres connues que le peintre a écrites sa courte vie durant à ses proches et amis (dont 200 inédites) sont réunies aujourd’hui, commentées et annotées par Germain Viatte, ancien directeur du Musée national d’art moderne au Centre Georges Pompidou et aujourd’hui conservateur général honoraire du patrimoine. Grand connaisseur de l’œuvre de Nicolas de Staël, il a été associé aux premières éditions des lettres du peintre, dès le Catalogue raisonné des peintures, en 1968. Dans le recueil qui paraît aujourd’hui aux éditions Le Bruit du temps, les notes et les commentaires surviennent avec délicatesse. Riches, précises, elles évitent l’intrusion et ce sentiment désagréable de voir une vie déshabillée aux yeux de tous. Elles accompagnent, avec retenue ; entrent en résonance avec le bal émouvant qu’est toute vie en train de se faire.

Que procure la lecture de cette correspondance, vaste traversée de 700 pages ? Le privilège d’un compagnonnage d’exception. L’émotion aussi d’apprendre de l’intérieur de quoi est faite une quête artistique. Passé le trouble que la lecture de lettres, ces mots prévus pour la lecture privée, engendre toujours, on est ici à même d’assister, pas à pas, à la naissance d’une vocation puis à celle d’un artiste. Ces lettres enfin, somptueuses de vie, de talent, de style bien souvent ou simple billet arraché à la course quotidienne, ces lettres donc permettent d’appréhender un parcours d’homme, de l’élan initial au drame final.

Nicolas de Staël était le fils de Vladimir de Staël Holstein, vice-gouverneur de la forteresse Saint-Pierre-et-Paul à Saint-Pétersbourg, et de Lubov Berednikov. Le père est âgé, austère et pieux ; la mère beaucoup plus jeune, de tempérament artiste et très fortunée. Nicolas de Staël avait-il pour aïeule Madame de Staël ? La famille des barons de Staël est suédoise. Lors des conquêtes de Pierre le Grand en 1710, la famille se scinde, l’une demeure suédoise, c’est la branche du mari d’Anne Necker, Madame de Staël ; l’autre deviendra russe, c’est celle dont est issu Nicolas de Staël. Voilà pour la généalogie.

Nicolas de Staël grandit dans le somptueux décor de la forteresse Saint-Pierre-et-Paul quand survient la révolution de 1917. La famille doit fuir en Pologne. Le père ne supporte pas l’exil et meurt en 1921. Lubov décède un an après d’un cancer. Nicolas a 8 ans. Avec ses deux sœurs, le voilà recueilli par une famille d’industriels d’origine russe à Bruxelles, les Fricero.

Tout le début de la correspondance de Nicolas de Staël est largement destiné à ses parents adoptifs. Des liens très forts lient le jeune homme à ses tuteurs. La rupture qui se produira entre eux suite à son choix de devenir peintre n’en sera que plus dure. Sa vocation survient tôt, après un voyage aux Pays-Bas en 1933 où il découvre Rembrandt, Hercule Seghers et Vermeer. Il s’inscrit à l’Académie royale des beaux-arts à Bruxelles et part en voyage en Espagne et au Maroc.

Ces récits émerveillés devant la beauté des paysages et des gens rencontrés ne sont pas seulement ceux d’un jeune homme de 20 ans mais d’un artiste en formation. La solitude de celui qui doit croire seul en sa vocation, qui doit se construire une discipline, un sens à cette quête qui débute, qui lutte aussi, déjà, contre le manque d’argent et l’impossibilité à produire comme on le voudrait malgré les pressions du mécène Brower, tout cela tourbillonne déjà avec entêtement entre l’extase des lumières, des processions, de Valence à Mogador. À ses parents qui doutent de lui, de sa vocation, de son talent même, il écrit inlassablement qu’il travaille : « Il m’a fallu six mois d’Afrique pour savoir de quoi il s’agit en peinture exactement. Nous verrons ce que les six mois qui suivent apporteront, et j’ai confiance, c’est tout ce que je puis vous dire. »

C’est au Maroc qu’il rencontre sa première femme, Jeannine, peintre, un peu plus âgée que lui. Elle quitte son mari pour suivre Nicolas de Staël. Au Maroc, à Alger, le jeune homme décrit une vie viciée par la colonisation. Le couple, écrasé par les problèmes financiers, arrive en France en mai 1939.

C’est à Nice, en zone libre, l’année suivante, que Nicolas de Staël rencontre les pionniers de l’abstraction que sont Sonia Delaunay, Jean Arp et Alberto Magnelli. Nicolas de Staël abandonne alors la figuration pour l’abstraction et la liberté du trait, cultivant vite un langage propre. C’est Jeannine d’abord qui vend des toiles et fait vivre le couple et le petit garçon de Jeannine. Mais la faim les harcèle sans cesse. Le froid aussi. Ces années sont d’une difficulté effroyable. Nicolas de Staël voit souvent Braque, qui le réconforte. L’aîné incarne pour le plus jeune « la peinture ». Se rapprocher de lui est une façon pour de Staël, précise Germain Viatte, de se distinguer de sa génération et d’échapper aux chapelles.

Jeannine perd peu à peu la santé. Elle mourra de façon dramatique lors d’un avortement.

Maniant les couleurs sombres, Nicolas de Staël éclaircit sa palette dès la fin des années 1940. Il demande expressément que ses toiles ne soient pas accrochées aux côtés des « abstraits ».

En 1951 a lieu une rencontre décisive pour le peintre, celle avec le poète René Char qui deviendra son frère-ami. Ils se lancent dans un livre commun Poème, accompagné de quatorze bois gravé. En 1952, avec sa nouvelle femme Françoise, Nicolas Staël assiste au match nocturne France-Suède au Parc des Princes. Il écrit à René Char : « Merci de ton mot, tu es un ange comme les gars qui jouent au Parc des Princes la nuit. [...] Je pense beaucoup à toi, quand tu reviendras on ira voir des matches ensemble, c’est absolument merveilleux. [...] Entre ciel et terre, sur l’herbe rouge ou bleue une tonne de muscles voltige en plein oubli de soi avec toute la présence que cela requiert en toute invraisemblance Quelle joie ! René, quelle joie ! »

Après Londres ou quelques toiles plus figuratives déstabilisent la critique, Nicolas de Staël expose à New York en 1951. Le succès est, là, total. Le marchant américain Paul Rosenberg multipliera encore ce succès peu après. Sous contrat, Nicolas de Staël devra produire et produire encore. L’artiste, effrayé par le climat qui règne dans le milieu de l’art aux États-Unis, s’épuise et s’isole. La passion avec Jeanne, mariée comme lui, finira de l’ébranler.

En refermant cette correspondance, toute vibrionnante de foi et de vie, de drames, on voit les couleurs, les ciels, les toits peints par cette main que l’on a vue presque bouger, palpiter, à nos côtés. Une vie en mots et en peinture.

                                                                                     Lisbeth Koutchoumoff