Peter Handke part à la rencontre de ses ancêtres
Un pommier, « chargé d’environ 99 pommes », planté au milieu d’une lande solitaire, « n’importe quand, n’importe où ». Sous l’arbre, « Moi », l’écrivain, un homme déjà âgé. Il est là, comme au sortir d’un rêve, dans l’incertitude. Des gens – ses ancêtres, sa tribu – s’approchent de tous côtés et prennent place dans l’espace. Ces figures « en noir et blanc », émergées du passé, sont pleines de reproche : « Viens retardataire. Toi qui rejoins en marche le train de notre famille. Le seul qui nous rêve encore. [...] Ne nous laisseras-tu jamais en paix ? Mais enfin, puisque tu es là : approche, dernier d’entre nous, complète le tableau. » Ils sont tous là : les grands-parents, assis sur leur banc; la mère, « jeune fille en fleur », qui porte avec fierté son ventre de femme enceinte. La sœur Ursula, amère et rebelle. Les frères, soldats en permission. Tous sont plus jeunes que « Moi ». Il les reconnaît pourtant, ces fantômes, tout comme il retrouve dans cette lande désolée le Jaunfeld de son enfance, dans le land de Carinthie, en Autriche, « Koroška en slovène, lepa Koroška, la belle Carinthie », terre d’arbres fruitiers et de forêts. Une terre sans cesse balayée par le vent de l’Histoire, dépouillée de sa langue, le slovène, germanisée, entraînée dans des guerres qui ne sont pas les siennes.
Ces gens vont prendre la parole tour à tour, ou s’interrompant, apostrophant l’écrivain qui, sous son pommier, prend des notes. Il y a Benjamin, le plus jeune, mort sur le front russe, empli de dégoûts et de nostalgie ; Valentin, l’homme à femmes, celui qui s’est détaché du clan, de la langue ; Gregor, le borgne, le déserteur qui a rejoint les partisans dans la montagne, pour lutter contre les nazis ; la sombre Ursula, la mal aimée, la guerre lui a volé son fiancé, elle aussi a choisi le maquis ; et la mère de « Moi », la belle, fière de porter l’enfant d’un soldat de la Wehrmacht, un bâtard à jamais sans père. Le grand-père, empli de colère, ressasse ses souvenirs et ses rancœurs. La grand-mère apaise et nourrit, c’est aussi elle qui, implacable, renvoie ses enfants dans la montagne quand ils sont tentés d’abandonner la lutte. Ces personnages sont issus en bonne partie de l’histoire familiale de l’auteur, né en 1942, d’une mère d’origine slovène et d’un soldat allemand.
De quoi est fait un pays ? Du goût des fruits, des nourritures quotidiennes, de la lumière d’un paysage, des sonorités de la langue, de la façon de prononcer certains mots. C’est un refuge et une prison. C’est ce que répond la « toute jeune mère » de l’homme âgé quand il demande à ces ombres de rester avec lui : « Ne sais-tu pas que nous resterons avec toi jusqu’à la fin de tes jours, et peut-être même au-delà, crétin que tu es ? [...] N’as-tu pas encore remarqué que tu n’avais pas d’autre choix, toi, le fugitif des vergers ? Que nous te guidons, que tu le veuilles ou non ? Que c’est nous qui te déterminons, et pas seulement, et comme tu l’as cru parfois, pour ton malheur, clampin ? » Les figures familiales disparaissent puis reviennent, à chaque fois plus âgées. Pour l’homme, sous son pommier, ?elles représentent son destin. Partout dans le monde, où qu’il aille, il les retrouve, dans les lieux, les objets, les gens. Ils l’encombrent en même temps qu’ils sont constitutifs de son être. Il est chargé de transmettre leur mémoire, les sonorités de leur langue, ce slovène interdit, enfoui sous l’allemand, et dont la musique parcourt le livre. Cette épopée est une clef pour toute l’œuvre de Peter Handke, ses errances et ses errements au sein des Balkans, sa quête du pays perdu, sa nostalgie de la « Jugoslavija » où coexistaient les peuples aussi divers que les espèces de pommes que l’oncle Gregor a recensées dans son livre des arbres fruitiers.
« Still storm » – « Toujours la tempête » – indique Shakespeare au début de la scène 2 du troisième acte du Roi Lear. Sur le Jaunfeld aussi, l’Histoire a tout balayé et continue d’exercer ses ravages. C’est un fragment minuscule au sein de la grande tragédie du XXe siècle. Le Reich a fini par s’écrouler. La Yougoslavie aussi. L’Autriche est redevenue un pays, mais il est hanté par son passé que ne cessent de rappeler les livres de Thomas Bernhard, d’Elfriede Jelinek et les écrits de cet écrivain sous son pommier de conte de fées où cliquettent des pommes rouges. Toujours la tempête est un monologue épique où se mêlent plusieurs voix. En Allemagne et en Autriche, le texte a souvent été porté à la scène. Mais il se lit tout aussi bien comme un récit, une seule longue phrase issue d’un rêve, comme écrite dans la langue interdite, ce slovène qui ne connaît pas le « je ». Quand Gregor-Jonathan, le maquisard, imagine la paix, il se voit, avec ses camarades, « cueilleurs de dents-de-lion » dans les clairières, enfin chez eux : « Nous ne serons plus les étrangers indésirables et maudits du pays entre les Karawanken et la Svinjska planina. Plus personne ne nous traitera de “Slaves indécrottables”. » Ce livre de deuil est étrangement apaisé. Il vibre d’odeurs, de saveurs, de sonorités perdues. Sa violence est comme voilée, allégée par la tendresse et une nuance d’autodérision envers ce « Moi », cet écrivain, dépositaire maladroit d’un passé qui lui pèse.
En même temps que ce texte d’une force et d’une beauté saisissantes, Le Bruit du temps publie deux autres ouvrages de Handke : écrit directement en français, Les Beaux Jours d’Aranjuez est un dialogue entre un homme et une femme, dans un jardin, l’été. Dans une douce lumière, ils parlent de la vie, de l’amour, pour un instant à l’abri du danger qu’on perçoit dans le monde qui les entoure. L’autre ouvrage, Une Année dite au sortir de la nuit, est un recueil de phrases apportées « comme par le vent », trouvées au réveil, notées telles quelles. Certaines ressemblent à des exercices surréalistes. D’autres sont triviales, souvent drôles. « Je les note et ça me fait du bien. »
Isabelle Rüf