Un chien de classe
Pour se délasser de l'écriture des Vagues qui l'avait exténuée, Virginia Woolf a fait le portrait comique de l'épagneul de la poétesse Elizabeth Barrett.
En Angleterre, l’histoire d’amour entre Elizabeth Barrett et Robert Browning, les deux grands poètes de l'époque victorienne, est aussi connue que celle qui coûta la vie à Roméo et Juliette. Les transports d'Elizabeth et de Robert ne débouchèrent pas sur une fin tragique. Mais la rectitude morale, la rigidité des codes, des classes, l'autoritarisme des pères et la difficile affirmation des femmes dans l'Angleterre du XIXe, la rendaient presque aussi impossible et spectaculaire que l'union des jeunes Capulet et Montaigu.
Pour résumer, après une correspondance échangée sans se connaître, les deux poètes se rencontrent pour la première fois chez le père d'Elizabeth qui garde sa fille en quasi-réclusion par souci de sa santé fragile et par tyrannie aussi. Les amoureux décident de se marier secrètement et de fuir en Italie. Ils vécurent heureux là-bas et écrivirent des chefs-d'œuvre, Sonnets portugais pour Elizabeth, L'Anneau et le Livre pour Robert, deux titres phares mais un peu oubliés que Le Bruit du temps rééditait l'an dernier.
Fonctionnant par capilarité, la maison parisienne a tenu à adjoindre des textes d'Henry James sur Browning qu'il admirait tant ainsi qu'une biographie du poète [par Chesterton]. Paraît maintenant une petite perle comique et parodique de Virginia Woolf, toujours sur le couple Barrett-Browning mais d'un point de vue inattendu. Flush : une biographie relate la vie de l'épagneul d'Elizabeth.
Le livre a connu un grand succès dès sa parution en Angleterre en 1933. Virginia Woolf sortait de l’écriture des Vagues qui l’avait épuisée. Installée dans son jardin pour se détendre, elle relisait la correspondance amoureuse des Browning et se délectait des aventures du chien Flush. Comme elle venait de perdre son grand ami le biographe Lytton Strachey, elle eut l’envie de lui dédier une parodie et de signer cette vie de chien.
Avec le plus grand sérieux donc, Virginia Woolf remonte aux origines familiales de Flush et d’emblée décoche une critique acerbe de la société victorienne et britannique en général. L’obsession du pedigree, hantise du Club des épagneuls, n’est que le reflet du culte des classes qui sévit chez les humains. La description de la rue où vivent Elizabeth et sa famille, Wimpole Street, devient l’occasion de se moquer du nombrilisme impérial anglais. Wimpole Street, image même de la civilisation.
À deux pas de cette rue si chic, des bidonvilles effrayants où bêtes et humains gisent dans une même misère. Elizabeth Barrett découvre, ébahie, cette réalité-la en recherchant Flush, enlevé par une bande spécialisée dans le recel de chiens de classe. Mais Elizabeth n’est pas une effarouchée. Elle affronte. Et son père et les bandits et le monde. Pour sauver Flush et pour son bonheur de femme libre. Femme de lettres, clouée au lit pour d’étranges symptômes d’intellectuelle, d’artiste trop sensible, trop décalée dans les rouages d’une société brutalement patriarcale, elle se lève pour le bonheur qui passe.
Et Flush, poète à sa façon, sans paroles mais esthète éperdu capable de reconnaître mille et un parfums, gît toujours enterré sous la Casa Guidi de Florence. Une belle vie de chien en somme.
Lisbeth Koutchoumoff