Les feuilles pas mortes - La Femme de Zante, Dionysios Solomos

 Les feuilles pas mortes - La Femme de Zante, Dionysios Solomos
23 octobre 2010

La Femme de Zante, Dionysios Solomos

Voici un texte particulièrement puissant et sans doute injustement méconnu. On aura sans doute déjà entendu le nom de son auteur, le poète ionien auteur de L'Hymne à la Liberté dont les premières strophes servent aujourd'hui de chant patriotique officiel à la Grèce. Mais ici il n'est point question de texte embaumé et suranné, digne des récits de la mythologie nationale hellénique, bien au contraire.

L'action se déroule sur l'île de Zakynthos, pendant le siège de Missolonghi qui a lieu juste en face, sur le continent. Pendant que les hommes tentent de repousser les armées d'Ibrahim Pacha, les femmes ont déjà fui, traversé le bras de mer, et sont réduites à la mendicité sur l'île. Mais impossible de résumer davantage l'action : l'œuvre échappe à toute catégorie générique. Seule incursion dans la prose de la part de son auteur, elle s'apparente à un récit fantastique aux allures de parabole évangélique. Le texte est écrit à la première personne ; il se divise en dix chapitres composés chacun d'une trentaine de versets : considérations théologiques et visions mystiques du narrateur, le moine Dionysios ; scènes « de genre » sur la tragédie de l'exil ; et surout impitoyable portrait d'une affreuse vieille, méchante et repoussante. Il y a pour certaines scènes comme une ambiance de Romantisme noir dans la touffeur orageuse d'une église byzantine: l'odeur prégnante de l'encens, la lumière vacillante des veilleuses, les reflets moirés et incertains des icônes qui donnent vie à leurs représentations.

Deux extraits du début, et qui dans le texte se font immédiatement suite, pourraient rendre compte de la bigarrure de l'œuvre :


[...] C'est ainsi que j'ai regagné ma cellule de Saint-Lypios, escorté par les parfums de la campagne, par l'écoulis des eaux et par la vision du ciel étoilé au-dessus de ma tête, une résurrection.

                                                             - Chapitre 2 -

Et donc le corps de la femme était tout menu et souffreteux.
Et sa poitrine était presque toujours mâchurée par les sangsues qu'elle y posait pour sucer sa phtisie, et ses seins pendaient par là-dessous comme deux blagues à tabac.
Et ce petit corps trottinait avec une agilité telle que les jointures en paraissaient toutes désarticulées. [...]
Et elle n'avait de cesse d'ouvrir grand la bouche pour brocarder les uns et les autres, en laissant voir ses dents du bas, petites et gâtées, qui venaient heurter celles du haut, très blanches et longues.

C'est évidemment encore plus beau en grec... Il y a sans doute beaucoup à dire sur la signification profonde de ce texte et ses implications littéraires et linguistiques, par rapport notamment à son usage du démotique. Voici la première phrase en v.o. :

?τσι εγ? ?φτασα στο κελλ? του Αγ?ου Λ?πιου παρηγορημ?νος απ? τ?ς μυρωδ?ες του κ?μπου, απ? τα γλυκ?τρεχα νερ? και απ? τον αστρ?βολον ο?ραν?, ο ?ποιος εφαιν?τουνα απ? π?νου απ? το κεφ?λι μου μ?α Αν?σταση.

L'édition de ce texte par la maison Le Bruit du temps est des plus agréables. Du point de vue matériel, du papier de qualité, une composition aérée, une mise en page et en couleurs délicate ; du point de vue intellectuel, la traduction de Gilles Ortlieb est fidèle et dynamique, sa préface précieuse et accompagnée d'un dossier photographique et bibliographique. Et surtout, surtout, c'est une édition bilingue !!! Pour les hellénistes, une accès direct au texte, à sa vie, sa force, sa beauté, sa fulgurance, même ; pour les autres, j'imagine au moins un plaisir esthétique... et puis, question d'ambiance!

                                                                                                                               Attila