Les Lettres Françaises - n° 120 - Le meilleur de moi-même

 Les Lettres Françaises - n° 120 - Le meilleur de moi-même
13 novembre 2014

Le meilleur de moi-même

En 1926, Nicolas de Staël a 12 ans et, en écrivant à ses parents adoptifs, desquels il est très proche, il a déjà le regard, la voix et le rythme de toutes les lettres qu’il écrira jusqu’à la fin de sa vie, et qui sont admirables.

Ce sont des lettres d’un peintre, dont la peinture est formes, couleurs, passion. Et, d’emblée, l’écriture est juste, elle trace un dessin, l’œil est aigu, qu’il passe sur un défilé dans les rues de Bruxelles ou sur les paysages autour de Grenoble.

À Paris, le peintre visite le Louvre et découvre Cézanne, Matisse, Braque. À 20 ans, il réalise des peintures murales destinées au pavillon du verre de « L’exposition universelle » de Bruxelles. Puis il est en Espagne et poursuit ses lettres aux uns, aux autres, commente ce qu’il voit en Catalogne, aux Baléares, à Santander, les missives formant graduellement comme un unique message. Un soir à Pampelune, c’est la fête, et il voit des couleurs, des couleurs. Il aimera toujours follement l’Espagne et ses peintres. Toute seule, en plein soleil, drapée d’orgueil et de poussière, Tolède est magnifique. Il observe les gens, les enfants, les cathédrales. Mais, où qu’il se trouve, son désir d’écrire est constant, il partage ses joies, ses inquiétudes, son enthousiasme. Ses mots tracent des traits qu’il jette sur les feuilles, et ses phrases sont animées d’une sorte de grâce qui enlève le lecteur, l’emporte très loin et le rend à lui-même.

Stäel assemble deux expressions de l’art : la peinture et le dessin qui est aussi écriture. Ses traits sont droits, inscrits, rapides. Libérés ou pas des mots. Ses lettres débordent d’affection et de générosité et il a autant besoin de les écrire que d’en recevoir. La tâche a lieu sans répit comme un échange entre le monde et lui. Et il repart en voyage. Il écrit du Maroc à ses parents : « J’écris deux, trois heures par jour et dessine le reste du temps. » La fièvre, qui a pris possession de lui à sa naissance, ne le lâche pas. Il regarde, réfléchit. Il écrit et il peint. Ne jugez pas trop sévèrement mes lettres, écrit-il à son père, je me demande parfois si elles ne tiennent pas, comme de rares dessins, le meilleur de moi-même.

À Marrakech, il rencontre l’amour. Jeannine Guillou est peintre, originaire de Bretagne, et elle séjourne au Maroc depuis quelques années. Il aime son travail, et comme il n’est jamais satisfait du sien, il ressent la nécessité de lui montrer ses tableaux. Ils auront ensemble une fille : Anne de Staël. Dans un livre merveilleux de celle-ci, Staël du trait à la couleur, elle raconte qu’un jour, lorsqu’elle était petite, son père exposait un de ses tableaux devant sa mère. Et il la pressait de dire ce qui n’allait pas. Or si sa mère avançait une remarque, son père tombait dans le désespoir. Ce jour-là, en entendant la voix de son père, elle se mit à battre le bras de sa mère afin qu’elle lui dise « c’est beau ». Dans une lettre de Jeannine Guillou à Olga, sœur religieuse du peintre, on lit : « Il est plus grand – plus fort, plus beau – que tous les autres et la puissance spirituelle en lui dépasse de beaucoup tout cela. » Lorsqu’ils rentrent en France, ils manquent d’argent, la santé de Jeannine est fragile. Ses peintures enveloppent de lumière des rues, des arbres, des maisons, des objets. En 1946, elle tombe malade, subit un avortement et meurt le 27 février à l’aube. Sa fille Anne a juste 4 ans. Jeannine Guillou est aussi un poète. Certains de ses textes, écrits à Concarneau en 1945, furent publiés dans le catalogue du musée d’Antibes dédié à ses œuvres et à celles de Staël :

Phare 
« Tous les sept bâtiments
un ballet de lumière
enlève la nuit
pour aider l’homme
tant pis pour ceux qui dorment
leur rêve ne vaut pas
la lucide vision
des guetteurs d’absolu. »

Nicolas de Staël est un guetteur d’absolu. Je ne trouve pas des lettres qu’il aurait pu envoyer à Jeannine. Je suppose qu’ils échangaient leurs pensées en silence, s’écrivant de peinture en peinture, de dessin en dessin. À cette époque, le nom de Jean Bauret apparaît dans le livre, il est un esprit rare, sensible, généreux, un grand collectionneur de peintures, et il sera un ami qui restera fidèle au peintre jusqu’à sa mort. Presque à côté du sien s’inscrit celui du poète et éditeur Pierre Lecuire. Jean et Pierre resteront toujours près de Staël. Les légendes m’instruisent, mais en premier les textes lumineux et précieux de Germain Viatte qui, en transparence, accompagnent les lettres comme une sorte de biographie intime, essentielle, une histoire de chemins, de rencontres, de voyages dans la vie extérieure et intérieure du peintre. Je m’attache à la ligne de ses amours, elles se versent sur ses toiles et sur ses lettres. C’est une ligne de création. Staël commence à écrire à Françoise Chapouton, qui deviendra sa femme et avec laquelle il aura trois enfants. À partir de décembre 1945, c’est à elle qu’il écrit le plus, l’appelant « petit » dans chacun de ses messages rapprochés, brefs, urgents. Il a besoin d’elle à tous les instants, et il ne peut pas se passer de lui écrire même plusieurs fois par jour : « pour la centième fois je te réponds… vide, vide de toi… quelle horreur les séparations… qu’est-ce que tu fais, écris vite, plus vite, ne pense pas à ce que tu écris ». Il l’épouse en mai 1946.

Projets d’expositions chez Jeanne Bucher, chez Carré, chez Creuze. Jean Bauret lui achète des toiles, il reçoit enfin de l’argent qu’il dépense sans attendre : nouvelles toiles, déplacements, ateliers. La famille Chapouton le protège et protège sa petite Anne. Il semble plus serein. Lettres au peintre uruguayen Humberto Stragiotti. Le sculpteur argentin Vitullo lui montre la taille sur marbre. Les lettres à Françoise se poursuivent : « Écris, petit, écris. » Il reçoit le texte de Pierre Lecuire Voir Nicolas de Staël et note, en marge des feuillets, ses impressions : « Plus la chose est coriace, plus il faut la faire intime. » Sa relation avec Lecuire est rigoureuse, différente de celle qu’il aura avec René Char. Le marchand de tableaux Jacques Dubourg devient un compagnon attentif du peintre et de ses œuvres. L’activité autour de ses tableaux est cruciale pour Staël ; elle est son souffle et se mêle aux sentiments que ses interlocuteurs réveillent en lui. Il est amical avec la plupart d’entre eux mais on perçoit ceux qu’il aime spécialement. En 1950, il est à Londres d’où il écrit à Françoise quotidiennement. Il écrit aussi à Dubourg. Toutes les lettres de Staël, publiées dans ce livre, sont étonnantes et bouleversantes, mais dans certaines j’entends battre son cœur. C’est le cas pour celles qu’il adresse à Françoise. D’un autre côté et, sans changer particulièrement de voix, il écrit à ses marchands, à ses amis, à des collectionneurs avec lesquels il échange des projets.

Le peintre est en lutte avec sa peinture. Il écrit à Lecuire : « Il faut que cela sonne, sonne, sonne, toujours plus vrai, plus faux, étrangement. Rythme, violence, sensualité. Des éclairs traversent l’espace. Des couleurs flamboient dans les gris, les noirs, les blancs. Des figures sans nom se lient entre elles, intenses, obscures et à la fois réelles, resplendissantes. Désespoir, rage, travail abstrait et figuratif : une réalité inédite, reconnaissable est aux prises avec les éclairs, les typhons, les tremblements de terre. » Une nuit, au Parc des Princes, Stäel assiste avec Françoise au match France-Suède et en reste impressionné. Il peint alors des footballeurs en rouge, bleu, noir qui flottent dans les airs et jouent avec un ballon invisible, hors de la toile.

Paysages qui promènent des ocres, des noirs, des bleus. L’huile est épaisse comme habitée par un corps. Je crois que tous les tableaux de Nicolas de Staël sont des paysages même ses nus, ses bateaux, ses arbres bleus, ses fumées noires, ses vues du ciel et de la mer, ses mouettes qui s’approchent et à la fois s’éloignent. L’idée m’est venue devant ses tableaux exposés dans la lumière du musée du Havre. Le pont Saint-Michel et le pont Marie, bleus dans la nuit, sont des paysages. Et ses dessins, où chaque trait isolé est loin des mots. Et également ses lettres qui se dessinent et se redessinent différemment entre les espaces. Et dont l’écriture trace la géographie d’un autre pays. Le peintre, il n’y a aucun doute, vient d’ailleurs.

Le nom de René Char arrive sur les pages. Nicolas de Staël et lui se lient d’amitié et les projets s’élaborent, dont le livre Poèmes, pour lequel Staël réalise des bois noirs sur noir, des études au pinceau et à l’encre de Chine qui font vibrer le papier. Nombreuses lettres à Char avec lequel il travaille chez Fequet et Baudier. Il écrit à sa sœur Olga, chez qui se trouvent ses enfants, et soudain on le sent anxieux : « Dieu que c’est difficile la vie ! Il faut jouer toutes les notes, les jouer bien, ne pas croire à l’âme, à l’inspiration, oublier les études secondaires et faire des gestes simples, bons. » En avril 1952, il revient à Françoise à propos d’Anne, elle a dix ans et il l’a conduite à la gare : « Elle est dramatique Anne, seule dans ces trains, c’est épouvantable à tenir le coup devant, je lui ai promis de descendre à Villefranche pour arrêter ses sanglots, elle s’est mise à crier de joie et j’ai chialé tout le long de la Seine sans pouvoir me retenir dès que je ne l’ai plus vue… Je te demande pardon mon petit. C’est dur la vie pour nous et tout cela se complique à mesure qu’on avance… »

Exposition à New York. Entre chaque message, je perçois comme un appel au secours. Staël est désorienté et, cette fois, en lutte ouverte avec ses sentiments. Plus que jamais, il a besoin de Françoise, à qui il écrit sans discontinuer. Dorénavant, pour s’adresser à elle, le mot « ange » remplace le mot « petit ». En mai 1953, les lettres s’adressent à Char et à Lecuire presque exclusivement. Dans l’une d’entre elles, qu’il adresse à René Char, il parle pour la première fois de Jeanne Polge : « Quelle fille, la terre en tremble d’émoi, quelle cadence unique dans l’ordre souverain. » Depuis qu’il l’a rencontré, il est, selon sa fille Anne, pris par une étrange absence. Il écrit à Jean Bauret : « Jean, j’ai besoin de vous. » En novembre 1953, de Lagnes, il écrit à Françoise qui est enceinte : « Je suis ici mais au fond je ne suis nulle part et je crains d’être où que ce soit. » Et le même mois, à propos de Jeanne, il avoue à Char : « Il y a des femmes qui ne se montrent que telles des astres, seuls avec tout le firmament intime du ciel. Je l’aime à en crever. »

Les lettres à Françoise n’ont pas de cesse, mais à partir de décembre 1953 il écrit également à Jeanne : « Je t’aime désespérément. » En janvier 1954 : « Je t’aime à hurler… Je te vois et je ne te vois pas, tu es là à chaque instant en silence. » L’exposition chez Rosenberg à New York a un très grand succès. Staël écrit à Jean Bauret : « Les tableaux marchent très doucement, j’attends de me noyer dans la mer. » Les lettres à Jeanne exaltées et tristes se succèdent : « Je sens une hostilité sourde, impossible à situer, comme un danger la nuit sans voir, sans pouvoir bouger pour réagir. » Françoise donne vie à un petit garçon, Gustave. Staël lui écrit avec tendresse, et il écrit à Jeanne : « Tu comprends le risque mais tu ne veux pas. » Il est écartelé entre sa femme et Jeanne. Jeanne a peur, elle craint qu’il ne se tue. Il lui écrit : « Tu passes dans mon sang par chaque veine… » La couleur claque, dure, juste, formidablement vibrante, simple, primaire. Le nu est tendre, rouge de braise vive... Tu me mets toi dans une espèce de délire… » Et le lendemain : « Je ne peux pas me soigner parce que je suis trop touché. »

Sa peinture flamboie malgré le déchirement. À travers le paysage, il tente d’appréhender les objets dans l’espace. Et le voilà à Antibes écrivant à Pierre Lecuire : « Je ne puis regarder Françoise et les enfants en pensant tout le temps à Jeanne parce que cela m’est impossible. » Puis il repart en Espagne où ses peintres, en premier Vélasquez, lui font s’écrier : « Quelle joie ! Quelle joie ! » dans une lettre à Jacques Dubourg. Dans une autre, adressée à Jeanne, je lis : « Excuse-moi de n’être pas mort. » Il n’écrit plus à Françoise, et bientôt il n’écrira presque plus à Jeanne. « Pas facile de se refaire une vie seul face à la mer », écrit-il à son amie Herta Haussmann. Et à Pierre Lecuire : « Ma gamme noire, noire se remet à chanter sur de grands tableaux. » Et encore : « Tout cela est obscur comme le sentiment, il ne faut pas, on ne peut pas comprendre. » Jacques Dubourg veille sur sa peinture. Il lui écrit : « Ma peinture, je sais ce qu’elle est sous ses apparences, sa violence, ses perpétuels jeux de force, c’est une chose fragile dans le sens du bon, du sublime. C’est fragile comme l’amour. »

En janvier 1955, il écrit à nouveau à Jeanne. Et à Lecuire, à Dubourg, je lis : « Je n’ai pas la force de parachever les tableaux. » Le dernier message, daté du 16 mars 1955, est pour Jean Bauret : « Cher Jean, si vous avez le temps, voulez-vous, au cas où l’on organise quelque exposition que ce soit de mes tableaux, dire ce qu’il faut faire pour qu’on les voie. Merci pour tout. Nicolas. » Et dans la nuit du 16 au jeudi 17 mars il se donne la mort en sautant dans le vide.

Page par page, ce livre, de façon extraordinaire, raconte la vie d’un immense artiste que je saurai comparer à aucun autre. Staël écrit un journal comme s’il avait le besoin de communiquer les réflexions d’un homme seul, d’une rare « puissance spirituelle », arraché de la terre par toutes les couleurs de la passion. Il est lui-même sa peinture, ses dessins, ses lettres ; lui-même, l’Espagne, le Maroc et les tableaux de Jeannine Guillou. Il est lui-même l’amour. Et la force, la beauté de son œuvre, qu’il exprime dans ces Lettres, créent une présence radicale qui embrasse le tout et se prolonge dans le souvenir du lecteur, même s’il n’a pas eu la chance de le connaître. Anne de Staël l’écrit dans son livre: « Cette peinture, dans l’équilibre des visions qu’elle recherche et à l’intérieur desquelles elle travaille, vous ramène toujours à un “centre” continu depuis le premier trait jusqu’au dernier coup de pinceau…»

                                                                                 Silvia Baron Supervielle