Les Lettres romanes - LXV - André du Bouchet

 Les Lettres romanes - LXV - André du Bouchet
03 avril 2011

André du Bouchet

Une lampe dans la lumière aride transcrit cinquante-neuf cahiers et carnets de jeunesse, rédigés dans les années 1949 à 1955. Dans sa préface, Clément Layet rappelle le « caractère décisif des carnets pour l'intelligence de l'œuvre, mais aussi leur beauté singulière ». L'image de la lampe allumée en plein jour, rappelle-t-il encore, est une image continuellement reprise par André du Bouchet comme le symbole de sa poésie, ce que disent par exemple ces quelques vers (p. 260) :

et toujours en train d'attendre la lumière
ce moment vacant

cet obstacle fragile
       que je n'arrive pas à contourner
l'obstacle blanc
comme une lampe dans la lumière aride

Nous lisons également ici une des conceptions essentielles de celui qui s'adonne à un « travail de sourcier » (p. 27) et écrit « des poèmes résolument enracinés dans l'effort de l'homme » (p. 33) : le blanc est une sorte de mur que la langue doit contourner ou heurter ou gravir ou trouer. Ainsi le dit Antoine Emaz dans la revue Europe : « Chez du Bouchet, le blanc est un mur que les mots trouent, et la langue est montagne que le blanc aère » (« Matière à route puisée dans les Carnets », Europe, 986-987, juin-juillet 2011, p. 57). Le blanc est encore réellement « moteur ». En témoignent les pages rassemblées dans ces carnets sous le symbole de la lampe, particulièrement celles du carnet 9, titré « Le moteur blanc » et daté du 10 août 1953. Le blanc sépare et lie ce que Michel Collot appelle, dans le revue Europe également, « un équilibre toujours instable entre dispersion et cohésion » (« Dans l'entre-deux des langues et du monde », op. cit., p.185). André du Bouchet ne dit pas autre chose dans ses carnets lorsqu'il parle du blanc comme d'une force génératrice (ce qui n'est valable que pour le poème car, pour l'écriture des romans, qui lui est impossible, il est arrêté par le blanc) : « Atteindre (et parfois atteignant) tour à tour l'extrême de la disperison et l'extrême de la concentration. Oui, voilà mon fonds » (p. 108).

Il existe une interaction secrète entre mur et vide, entre blancheur et parole, entre silence et retournement, avec cet espoir lui aussi secret, même si découragé parfois car les mots sont défaillants, que survienne un originel du signe. Ce tragique du surgissement, c'est encore ce que Antoine Emaz met en évidence, toujours dans la revue Europe : « Ce que le poème tente de dépasser chez du Bouchet, c'est un tragique originel de l'expression […] il faut que la langue outrepasse, qu'elle soit trouée, faillie, blanchie assez pour renouer un tant soit peu avec le muet » (p. 57). Ce renouement avec le muet est sans doute du reste la condition sine qua non pour que quelque chose advienne dans la quête de vérité. L'évanescence de la parole pourrait être une des qualités premières du poème. Et ce serait dans cette évanescence qu'une vérité pourrait advenir. C'est peut-être ainsi qu'il faut entendre cette phrase : « Il faut suivre la chose avec le mot jusqu'au point où elle devient un mince tourbillon de fumée » (p. 117). L'évanescence ou le blanc, telle est l'axiologie du poème : « ainsi les plus beaux poèmes ont abouti à quelques textes blancs comme une page de papier blanche » (p. 194).

Dans ces carnets de jeunesse, hormis quelques allusions à la vie privée, le lecteur suivra une avancée singulière, celle qui fait se rendre compte que, au fil des pages, André du Bouchet prend confiance en lui et se détache peu à peu de ses maîtres en poésie que sont Ponge et Reverdy – la prose est alors abandonnée au profit d'un texte versifié que le poète nomme « notes de voyage » (p. 46), notes d'un voyage qui suit la ligne d'horizon, notes qui sont aussi « le hasard que [le poète] défriche » (p. 123). Le lecteur trouvera également quelques tentatives de définition de la poésie et certaines autres essayant de mettre au jour le phénomène de création dans lequel la captation et l'émergence de l'image sont fondamentales. Le rêve de du Bouchet est celui d'une langue « dont les images seraient tellement éblouissantes, profondes et fortes qu'elles tiendraient lieu de toute logique, et du cheminement ordinaire imposé à la pensée » (p. 123).

Du point de vue des définitions de ce qu'est la poésie ou le poème, on peut lire : « la poésie, la folie prophétique » (p. 54), « Poésie : se rappeler la nuit le matin » (p. 67), « chaque poème est une écorce arrachée, les sens à vif » (p. 81), « poèmes : éternel compromis entre ce que je voudrais faire et la faillite » (p. 85), « poésie : quand la réalité commence à déserter les images qu'elle a charroyées, et qu'elles apparaissent nues et seules » (p. 96), « poésie : ainsi passer de l'image au fait […] le fait doit transparaître à travers l'image – et apparaître dans sa pauvreté quand l'éclat de l'image se retire » (p. 117), « poésie : seul ce qui ne peut pas être dit autrement » (p. 133).

Parfois, plus qu'un art, la poésie devient une raison de vivre : « “Ondoyer”, minime satisfaction imaginaire. Juste ce qui suffit pour m'empêcher de me tuer » (p. 59) ou bien « Nécessité de la poésie : elle se trouve ainsi : ce qui fait que chaque jour je ne meurs pas d'ennui et de honte » (p. 65). Et s'il existe un tragique de la création, celui-ci est une sorte de négativité qui alimente le système de créer : « Chaque fois que j'écris un poème, je me dis que ce n'est pas celui que je voulais écrire, que celui que je voulais écrire reste justement à faire. Sentiment à la fois désespérant – de passer toujours à côté du but – et rassurant. Il m'en reste au moins encore un à écrire » (p. 100). Cette idée d'insuffisance et de défaillance, de désastre transformé en force d'agir, en « force blanche » (p. 175), est reprise quelques pages plus loin : « Le poème que je “rédige” se pulvérise et se dédouble. Il en reste toujours un qui n'est pas fait » (p. 103). Une nouvelle formulation peut se lire dans les essais sur la poésie, Aveuglante ou banale: « un poème naît d'un poème qui s'effondre » (p. 139).

Du point de vue de la création, André du Bouchet fait allusion à un bouillonnement en vase clos (p. 34, à un charivari (p. 42) : « J'entends en moi un grand charivari. » La difficulté est de « ferrer les mots » (p. 118) comme tenter de ferrer le cheval-langage lancé au galop. Et si l'objet irréalisable du poème est de saisir le monde réel, objectif, si l'accès au monde ne peut se faire que selon l'axe dévoyé de la réalité, « les faits de la réalité trouvent, s'ils sont bien observés, de merveilleuses sonorités dans les mots » (p. 99), même si « on ne peut pas voir la réalité sans l'imaginer » (p. 91). Dedans / dehors : mensonge visuel double. Alors il s'agit de « peser de tout son poids sur le mot le plus faible / pour qu'il éclate / qu'il craque / et livre son ciel » (p. 140).

Pour que la double force de densité et d'évanescence soit la loi de régie du poème, le poète met en avant la « banalité » en création. Une création à ras en quelque sorte. En effet, « la poésie tire son obscurité de cet effort de transvaser les choses dans le langage – refusant de les évoquer directement – comme si elles pouvaient exister en dehors de celui qui parle » (p. 93). Il faut donc revenir à plus de simplicité, il faut « rentrer dans le lieu commun, ramener les choses au lieu commun » (p. 30). La banalité est souvent évoquée par celui qui va « raclant la terre avec [son] carnet » (p. 167). Voici une de ses expressions (p. 155) :

Je cherche
                         le socle
                                                          de quelques mots banals
la main où ils tiennent
mais le socle est immense
leur sol
         intact
                          et qu'ils grossissent la terre
         en rendant la réalité plus limpide
parce qu'ils sont eux-mêmes plus immédiats qu'un arbre ou de
la terre
parce que nous sommes des hommes
les mots courants
      leurs grandes profondeurs
retrouver la base des mots
leur matrice
comme des tuyaux qui iraient
droit à la chaleur

Ce désir de banalité, ce désir de « l'ordinaire devant quoi on est contraint de s'arrêter » (p. 197, va avec celui de se maintenir « dans un état de pauvreté et non de connaissance par rapport au monde » (p. 189). Comme pour d'autres éléments, l'expression de la banalité est récurrente dans les carnets. Dans cette énonciation itérative des choses, il faut voir plus qu'une nouvelle formulation : il s'agit à chaque fois de défaire chaque mot du blanc qui l'entoure, ou de porter au blanc davantage de blancheur de façon à ce que le poème devienne « une lampe blanche / toujours allumée » (p. 213).

On ne s'étonnera pas de retrouver exprimée la banalité dans Aveuglante ou banale, le « ou » du titre pouvant être considéré à la fois comme exclusif et inclusif : en étant banale, la poésie serait aveuglante, « l'écart est peu sensible » (p. 87). La banalité est encore définie comme « l'évidence donnée » quand la poésie est « l'évidence arrachée » (p. 146). La banalité tendrait à se confondre avec la poésie mais « ne peut accéder à la banalité qui veut » (p. 147), d'où la rareté du poème de la banalité qui serait le passage d'une évidence à l'autre.

Ce livre, Aveuglante ou banale, réunit tous les essais sur la poésie écrits en français par André du Bouchet de 1949 à 1959. Nous y trouvons des études sur les œuvres des maîtres, Ponge et Reverdy ; Hölderlin et Pasternak y figurent comme deux écrivains ayant aussi fortement marqué certaines conceptions de la poésie chez du Bouchet ; Hugo y est évoqué comme un poète majeur pour qui « les poètes seuls parlent une langue suffisante pour l'avenir » (p. 80). Toutefois, l'accent est mis sur l'œuvre de Charles Baudelaire, dont le caractère unique serait « le rêve désavoué en même temps que rêvé, et le désaveu s'inscrivant à son tour dans le rêve, sans l'interrompre » (p. 92) et dont l'essence serait le « point où l'infaillible se révèle comme étant l'irrémédiable » (p. 96). Notons encore, dans cet ouvrage, une cinquantaine de pages consacrées à deux « dizains contrastés » de Maurice Scève, tirés de Délie, objet de plus haute vertu.

Ces différents essais convoquent les notions d'image, de vision et de transparence, une interrogation du dedans et du dehors comme lieux d'assise de la réalité, et l'opposition entre connaissance poétique et connaissance critique. Enfin, le livre est ponctué par les différentes lettres de candidature aux fonctions de bibliothécaire au CNRS, qui présentent l'avancée des recherches d'André du Bouchet en poésie.

La publication conjointe de ces deux livres est à saluer. Elle montre, s'il en était besoin, à quel point le poète nourrit sa poésie de la poésie d'autres pour mieux s'en détacher et trouver sa propre voix. Elle situe également le poème d'André du Bouchet dans une filiation, et en cela dans une continuité de l'histoire de la poésie française.

                                                                                                       Régis Lefort