Lexnews - Interview avec Ralph Dutli

 Lexnews - Interview avec Ralph Dutli
01 mai 2012

Interview avec Ralph Dutli

À l'occasion de la coédition Le Bruit du temps et La Dogana d'une biographie d'Ossip Mandelstam, Lexnews a eu le plaisir de rencontrer son auteur, Ralph Dutli, la voix la plus inspirée du grand poète russe. Lui-même poète et amoureux de la langue russe, Ralph Dutli a consacré une grande partie de sa vie à transmettre la poésie et la soif de liberté qui animaient Mandelstam jusqu'à son ultime combat dans le terrible goulag stalinien. Partons avec lui à la découverte d'un des plus grands poètes russes du XX° siècle !

Alors que son père nourrissait une affection particulière pour la culture allemande, c’est vers l’influence maternelle quant à la culture et à la poésie russe qu’ira la préférence de Mandelstam.

Ralph Dutli : Si les deux parents sont d'origine juive, très tôt la mère d’Ossip Mandelstam donnera à son fils le goût de la culture russe avec Pouchkine. Elle a littéralement offert une langue à son fils, car elle était issue d'un milieu intellectuel, inspirée par les lumières juives, la Haskala. Elle était pianiste et lui a donné beaucoup sur le plan culturel. Dans son recueil intitulé « La pierre », œuvre de jeunesse, on perçoit très tôt le génie poétique de Mandelstam. Marina Tsvetaieva a écrit qu'il y avait des poètes avec histoire et des poètes sans histoire, des poètes qui sont tout de suite mûrs et Mandelstam en était. Ses premiers poèmes intégrés dans un recueil datent de 1908 alors qu'il n'avait que 17 ans, et ils sont déjà remarquables ! C'est un génie précoce et un immense poète.

Son professeur au lycée Tenichev, Vladimir Hippius, aura une grande influence sur le futur poète puisqu’il incarne la passion de la littérature dans toute sa fureur et son impulsion…

Ralph Dutli : Absolument, c'était un professeur de lycée doué d’un grand charisme et il a essentiellement transmis son tempérament littéraire au jeune Ossip. Ce professeur a été un modèle quant à cette « rage littéraire » qu'il évoque dans sa prose autobiographique « Le Bruit du temps ». On sent en effet ce tempérament très impulsif légué au jeune homme jusque dans ses essais. C'est d'ailleurs un professeur qui apparaît également dans l’autobiographie de Nabokov. Les deux jeunes hommes fréquentaient le même lycée, un établissement pour le moins original à l'époque, car très démocratique et ouvert. Nabokov le décrit de la même manière avec cette idée de fougue qui le caractérisait.

Comment présenter l’influence du mouvement acméiste sur Ossip Mandelstam et réciproquement le rôle déterminant qu’il aura dans ce cercle très restreint des six jeunes poètes de l’origine ?
 

Ralph Dutli : Il faut savoir qu'il y a eu, en effet, un groupe de poètes nommé acméistes. Mais en fait, Ossip Mandelstam occupe la place essentielle et dépasse le cadre étroit des manifestes. Ce qui est assez grandiose avec ce poète, c'est qu'il a très rapidement assimilé les différentes influences que l'on évoquait tout à l'heure, et il devient très tôt Mandelstam. Il a réuni dans son œuvre même, l'influence du symbolisme, du futurisme… Si le symbolisme se perdait dans le mysticisme et l'occultisme dans ses dernières années, vers 1910, les acméistes souhaitaient en revanche un retour ici-bas, vers la réalité concrète et l'artisanat solide du poète. L'amour de la vie est également très présent dans ce mouvement en opposition avec le pessimisme de Schopenhauer. La lumière qui tranche et une certaine ironie romane s'opposent à l’esprit « germanique » des symbolistes! François Villon, Rabelais, Shakespeare et Théophile Gautier étaient les sources d'inspiration de ce mouvement avec une influence francophile manifeste. Mandelstam avait lui-même séjourné en France et avait été très influencé par la culture française. Il aimait la philosophie de Bergson, Villon, Verlaine, le théâtre de Racine, les textes du Moyen-âge et il était fortement marqué par la beauté de la cathédrale de Notre-Dame de Paris… Ce mouvement acméiste a donc été important, et Mandelstam y a contribué activement en rédigeant un manifeste qui prône l'architecture afin de vaincre le vide existentiel, une sorte d'éloge des forces créatrices de l'homme. Le poète et la pierre nouent un lien très étroit et Mandelstam écrira d’ailleurs dans cet esprit un magnifique poème sur Notre-Dame. Mais rapidement, il transcendera le programme du manifeste acméiste de Lev Goumiliov. Mandelstam était un phénomène unique, qui ne souhaitait pas fonder d'école à l'inverse de Goumiliov.

Vous citez ce merveilleux jugement de Pasolini sur Mandelstam : « Léger, intelligent, spirituel, élégant, voire même exquis, joyeux, sensuel, perpétuellement amoureux, honnête, clairvoyant et heureux, même dans les ténèbres de sa maladie nerveuse et de l'horreur politique, juvénile, ou même presque gamin, saugrenu et cultivé, fidèle et inventif, souriant et endurant, Mandelstam nous a offert l'une des œuvres les plus heureuses du siècle… »

Ralph Dutli : Oui, c'est une citation magnifique que j'aime beaucoup ! Mandelstam a toujours été victime du mythe du poète mort au goulag, ce qui est vrai bien entendu, mais il y a aussi mille autres aspects que celui du martyr, ce que rend très bien ce jugement de Pasolini. Mandelstam nous a offert l'une des poésies les plus heureuses du siècle.

Comment la révolution d’Octobre et les années sombres qui suivirent sont-elles perçues par le poète ?

Ralph Dutli : Dans sa jeunesse, Mandelstam a adhéré au parti socialiste révolutionnaire. Mandelstam n'a jamais été bolchevik et il a émis des jugements négatifs sur les nombreuses usurpations dans cette révolution, notamment concernant Lénine. Puis en 1927, on lui a prêté des sympathies pour Trotsky alors même que ce dernier avait été écarté du pouvoir par Staline. Sa biographie politique est ainsi toujours problématique, car il n'a jamais été du côté du plus fort. C'est véritablement un poète, et non un partisan ou un homme de cour. Il préserve dans son œuvre la dignité de l'individu à une époque où l'individu était aboli et broyé par le collectif. Il n'est pas aveuglé par cette période de propagande, bien au contraire il reste d'une très grande lucidité politique. On peut ainsi dire qu'il n'y a eu qu'une petite poignée de poètes de cette dimension-là à cette époque ; en fait, ils sont au nombre de quatre : Tsvetaieva , Akhmatova, Pasternak, et Mandelstam. Mandelstam est d'une grande clairvoyance et certains de ses écrits anticiperont souvent sur ce qui se déroulera par la suite, tout en écrivant ses idées avec une très grande poésie. C'est en cela notamment que réside le miracle Mandelstam, cette lucidité implacable servie par une poésie manifeste d'un bout à l'autre. Il a une forte vision poétique de son époque. S'il ne mène pas un combat direct avec sa plume, il sera néanmoins capable des vers les plus aiguisés contre le régime avec sa fameuse épigramme contre Staline.

Au regard de ses dernières années, dans quelle mesure le poète peut-il être considéré comme un Orphée des temps modernes comme le suggère Joseph Brodsky ?

Ralph Dutli : Orphée est le poète modèle de la poésie pure, une poésie pleine de musique. Le mythe d'Orphée est très important dans l'œuvre de Mandelstam avec ce thème de la descente aux enfers. Mandelstam a écrit un poème en 1920 où la parole est une hirondelle qui se rend dans le monde souterrain afin de revenir enrichie par ce passage. Cette connaissance de la mort et la tentative d’en revenir est un leitmotiv de la poésie de Mandelstam. Joseph Brodsky a eu cette idée géniale d’une inversion du mythe : c’est le poète qui est allé dans l’enfer du Goulag et n’en est pas revenu, alors que sa femme a survécu et a assuré la sauvegarde de l’œuvre. Mandelstam est en dialogue avec les poètes de toutes les époques, Homère, Ovide, Dante, avec une facilité incroyable… Il aura souvent d'ailleurs des prémonitions de son propre exil, signe de cette lucidité qui le caractérisait. C'est un Orphée, mais aussi un Ovide en exil !

Vous êtes vous-même poète, quels sont les lieux et les croisées des chemins où votre poésie rencontre en un dialogue celle d’Ossip Mandelstam ?

Ralph Dutli : Vous me posez là une question bien difficile et délicate ! (rires) Mandelstam nous a légué une œuvre assoiffée de liberté à travers cette existence tragique. C'est un héritage qui confère une réelle liberté et je ne me sens pas du tout emprisonné vis-à-vis de ce legs. J'ai beaucoup appris sur la poésie à travers son œuvre, et notamment la force de l'image et de la métaphore. Même si je me suis un peu éloigné de Mandelstam après avoir traduit toute son œuvre et écrit plusieurs livres sur lui, il m'habite toujours autant, et je crois que cela durera jusqu'à ma mort. Je sais ce que je lui dois !

En réfléchissant à votre question, je pense que vous avez raison d'évoquer ces croisements et cette idée de dialogue que j'entretiens souvent avec d'autres poètes comme Pétrarque ou Novalis, les troubadours du Moyen Âge et les « metaphysical poets » anglais. Mandelstam ouvre le regard, il donne le souffle pour s’ouvrir à d'autres horizons. C'est un poète joyeux qui a même réussi dans les instants les plus tragiques à communiquer cette joie à son épouse, épouse qui a pu ainsi perpétuer le souvenir de son œuvre et nous la transmettre. Il était capable de deviner la plénitude de l'existence à travers les miettes que la vie lui offrait. Cette joie et cette sensualité transcendaient tout le tragique, la peur et le désespoir qu'il a pu connaître. La poésie de Mandelstam m'a littéralement porté pendant toute ma vie. C’est un don très précieux !

Propos recueillis par Philippe-Emmanuel Krauter, Paris, 28 février 2012