« Shakespeare et son critique Brandès »
Surprise et découverte ! Le tout premier ouvrage du philosophe russe Léon Chestov vient d’être publié pour la première fois en français avec une traduction et présentation d’Emma Guillet aux éditions Le Bruit du temps, éditions audacieuses qui lui ont déjà consacré quelques très beaux titres, notamment Léon Chestov 1866-1938, La pensée du dehors en 2016 sous la direction de Ramona Fotiade qui signe, ici, également la postface.
Avec Shakespeare et son critique Brandès, celui qui se fera connaître pour ses analyses approfondies de Nietzche, Tolstoï ou encore Dostoïevski, offre en ces pages de « jeunesse » de l’écrivain, il a 32 ans, un écrit qui, d’une certaine manière, anticipe sa future philosophie de la tragédie. Au cœur de ces lignes écrites sous la colère, c’est en effet un véritable plaidoyer — Chestov vient d’abandonner la profession d’avocat — pour une lecture de Shakespeare en opposition radicale de celle réductionniste faite par le critique rationaliste danois Georg Brandès. L’existence de l’individu doit être au centre de toute philosophie, pour Léon Chestov, au risque de rester « toujours un passe-temps futile, une compilation de ces souvenirs vulgaires et frivoles »… Trop conscient des affres, gouffres ou expériences extatiques existentielles, Chestov se place ainsi à contre-courant de la nécessité et de la raison, ou de la pensée stoïcienne grecque, qui ne répondent pas, selon lui aux questions essentielles et existentielles soulevées par des œuvres aussi puissantes que Hamlet, Jules César, Macbeth ou Le Roi Lear. Avant cet essai atrabilaire, Léon Chestov connaît une dépression nerveuse et ira se soigner à Genève, où il rédigera ces pages brûlantes qui paraîtront en 1898, à Saint-Pétersbourg chez A. Mendeleïevitch, à compte d’auteur sous le pseudonyme de Lev Chestov. « Toute aspiration à un système tue la création libre, en la confinant dans des limites posées d’avance » rappelle Chestov au début de son essai, une manière de souligner sa recherche « engagée » en totale opposition avec celle du critique Brandès, qu’il estime réductrice du génie du grand dramaturge que fut Shakespeare. À l’opposé, Chestov part des personnages shakespeariens et développe à partir de ces figures une analyse au cœur de l’existence humaine, une tâche imposée selon lui par la tragédie de la vie même. Russe, c’est en philosophe au tempérament et à la plume russes qu’il consacrera ces pages virulentes et fiévreuses au plus grand tragédien et dramaturge anglais. Indigné par la lecture « à la surface des choses » de Brandès, Chestov oppose ici une analyse « en profondeur » comme un face à face implacable, sans concession, avec la tragédie existentielle. Ainsi Macbeth, Le Roi Lear ou Jules César ouvrent-ils pour le philosophe un éventail philosophique qu’interdit toute lecture positiviste. Se faisant, Chestov suggère des interprétations que le lecteur du XXIe siècle découvrira avec bonheur tel Hamlet comme un apprentissage de la réalité de la vie aux antipodes de la « morale autonome » de la raison et de la science qui traversent, sans les voir, toutes les questions philosophiques posées par la vie. Une lecture engagée et d’actualité qui saura nuancer idéalement les paralysies du relativisme ambiant !
Philippe-Emmanuel Krautter