LE DUO TCHOUKOVSKAÏA-AKHMATOVA : JOURNAL DE SAUVETAGE SOUS LA TERREUR
On est à Leningrad, le 10 novembre 1938 : une ville «remarquablement adaptée aux catastrophes. Ce fleuve glacé sur lequel pèsent toujours de lourds nuages, ces couchers de soleil menaçants, cette terrifiante lune d’opéra… L’eau noire avec ces reflets de lumière jaunes… Tout est effrayant.» En particulier, la terreur stalinienne qui s’est abattue sur la ville et le pays depuis deux ans. La Russie est devenue un lieu pour lequel «feu Dante Alighieri aurait créé un dixième cercle de l’enfer». A quoi sert la poésie ? A nommer ce qu’on vit. Ce jour-là, dans ce dixième cercle, une femme vient pour la première fois en saluer une autre.
Celle qui traverse la cour et monte l’escalier, Lydia Tchoukovskaïa, a 31 ans. C’est la fille d’un intellectuel renommé, auteur de poèmes que la plupart des enfants russes connaissent. Elle est écrivain, critique. Son second mari, un jeune mathématicien, a été arrêté et déporté l’année précédente. Elle fait des heures de queue, régulièrement, pour lui envoyer des colis et avoir des nouvelles. Elle ne sait pas encore qu’il a été fusillé. Plus tard, elle publiera un roman inspiré par sa vie dans les années 1930 : la Plongée (Le Bruit du temps). Aujourd’hui, elle vient voir chez la seconde, la poétesse Anna Akhmatova, comment faire pour écrire une lettre à Staline. Elles parleront du tyran bien plus tard, après sa mort, du moins dans le journal qu’elle tient. 30 juin 1953 : «Puis elle m’a posé la question qui est actuellement sur toutes les lèvres : avais-je espéré vivre jusqu’à la mort de Staline ?
- Non, ai-je répondu. Je n’y pensais même pas. Je vivais avec l’idée qu’il nous avait été assigné à jamais. Et vous, vous espériez vivre jusqu’à sa mort ?
Elle a hoché la tête.
Je lui ai demandé si, à son avis, lui-même pensait mourir un jour.
- Non, il est probable que non. La mort, c’était seulement pour les autres. Lui, il la commandait.»
Lydia Tchoukovskaïa arrive devant l’appartement communautaire où vit Anna Akhmatova. Celle-ci partage l’endroit avec la famille de son ex-compagnon, l’écrivain Nicolaï Pounine. Une chambre, c’est tout, et souvent sale. Son fils, Liova, a été arrêté. Anna Akhmatova a 49 ans et il ne lui est plus possible de publier. En 1965, un an avant sa mort, elle dira à son amie : «Savez-vous que je suis née la même année que Hitler ? Rassurez-vous : Charlie Chaplin aussi est né cette année-là. Une année à double tranchant.» Elle aussi fait la queue, comme tant de femmes, pour avoir des nouvelles de son disparu. C’est le temps, écrit-elle, «où seuls souriaient / les morts, contents d’avoir trouvé la paix». Lydia sonne : «A mon coup de sonnette, une femme m’a ouvert, les mains couvertes de mousse de savon. Cette mousse, l’état lamentable de cette entrée dont le papier peint pendait par lambeaux, tout cela me prenait au dépourvu. La femme me précédait. Dans la cuisine, sur des cordes, du linge mouillé qui vous fouettait le visage. Ce linge mouillé, c’était comme le couronnement d’une histoire sordide de Dostoïevski. Un petit couloir après la cuisine et une porte à gauche : la sienne.
Elle porte un peignoir de soie noire avec un dragon d’argent sur le dos.»
Anna Akhmatova reçoit presque toujours allongée sur un vieux divan, en peignoir. Elle a un «profil de médaille», elle fume. Au cours des années, à Leningrad, à Moscou, à Tachkent, le profil s’épaissit et le peignoir change. Le maintien, de chambre en chambre, demeure. En 1954, elle a «un peignoir neuf, couleur lilas, si somptueux et si solennel que chez les Ardov [là où elle habite quand elle est alors à Moscou, ndlr], on l’a baptisé "chasuble".» Le journal de Lydia Tchoukovskaïa est une garde-robe, mais le peignoir n’est pas un détail. La fleur qu’il enveloppe est née avant la Révolution et s’épanouit dans la nuit soviétique. Elle résiste et doit résister à tout, dans la misère. Elle est souvent malade. Il manque un pied à son fauteuil ; elle glisse une valise dessous. Ses poèmes naissent pendant ses insomnies : «Je passe des nuits entières assises dans ce fauteuil. Je me couche quand tous se lèvent et partent chercher du sucre.» Elle ne les écrit pas, mais elle les dit à celle qui devient aussitôt sa confidente et sa greffière clandestine, une seconde mémoire. Elle fera plusieurs infarctus. Elle est incapable de faire la cuisine, le ménage, ne mange rien. En 1940, un médecin parle de neurasthénie : «Tout cela est vrai, note son amie. Mais quand, chaque nuit, un être accomplit le travail le plus nécessaire et le plus difficile qui soit au monde et qu’après cela il est, comme de juste, brisé et meurtri, pourquoi faut-il qualifier cet état de neurasthénie ?» Comment fait-elle pour tenir, maintenir ? Une phrase d’Akhmatova, face à un nouveau sale petit coup de l’Etat soviétique, résume la même année son état d’esprit : «Telle est ma vie, telle est ma biographie. Qui donc irait dire non à sa propre vie ?» Elle ne supporte pas les gens qui se plaignent de douleurs, qui réclament au dentiste une anesthésie. Elle n’a rien à leur dire. Elle ne peut que les mépriser.
Code : «notre Pouchkine»
Très vite, les deux femmes ont un travail à faire : conserver la poésie d’Akhmatova ; celle qu’elle a écrite il y a longtemps, et qu’on ne trouve plus, celle qu’elle compose maintenant. L’une récite, l’autre retient, avant de noter, de retour chez elle. Sous Staline, elle écrit entre autres Requiem. Dans le journal de Tchoukovskaïa, le nom de code des poèmes est : «notre Pouchkine». Les murs ont des oreilles. Ce travail poétique est la colonne vertébrale des Entretiens avec Anna Akhmatova. C’est par lui et pour lui que les deux femmes s’unissent. Le livre de Tchoukovskaïa avait été publié en français, en 1980, avec des coupes, et seulement jusqu’en 1963. Cette nouvelle édition, annotée et préfacée avec soin, contient l’intégralité du texte, de 1938 à la mort d’Akhmatova, en 1966. Contre tout espoir, le livre de Nadejda Mandelstam, la veuve du poète Ossip Mandelstam, était l’épopée intime de ce qu’ont subi les poètes en ces années-là. Entretiens avec Anna Akhmatova est, sous forme de journal, son livre jumeau.
Les années de terreur ; la guerre et l’évacuation de Leningrad ; la mise au ban d’Akhmatova par Jdanov en 1946 ; la souffrance, la solitude et la mort de son ami Boris Pasternak au moment de la publication à l’étranger de Docteur Jivago et du prix Nobel qu’il doit refuser ; le séjour en hôpital psychiatrique et la relégation de son jeune protégé dans les années 60, le poète Joseph Brodsky ; les derniers voyages à l’étranger, où Akhmatova, indignée, raconte avec beaucoup d’humour l’ignorance confortable, moralisante et sans finesse des journalistes occidentaux qui l’interrogent et lui demandent plus ou moins de dénoncer le régime soviétique : tels sont les grands moments de ce grand livre ; mais, en réalité, il n’y a pas de petits moments. Des jugements cruels sur Maupassant et Tolstoï à la description d’un bouquet de fleurs ou d’une boulette de viande, en passant par la manière dont un officier allemand jette dans un puits un bébé ukrainien qui l’empêche de dormir, après l’avoir bercé et calmé, tout est à prendre dans ce livre, parce que toute la vie est là, dans les vers, sous le ciel, au cœur du moindre détail et toujours au bord du tombeau.
L’une des scènes les plus fortes, le 16 novembre 1964, résume leur relation, et elle est tout simple. Elles sont au repos dans un lieu forestier, près de la Finlande. Après avoir parlé, Tchoukovskaïa s’habille et Akhmatova, pour une fois, et bien qu’elle soit malade du cœur, décide de marcher un peu avec elle. Il y a un léger redoux, des bourgeons ont poussé : «Elle a tendu les bras vers eux, comme si elle voulait les étreindre, toute réjouie, en les plaignant… "Pauvres petits idiots ! Ils ont mal choisi leur moment pour éclore ! Demain, le gel va les tuer !" Elle a enlevé son gant et caressé une petite boule grise. Puis elle s’est lourdement appuyée sur mon bras, et elle s’est mise en route. Elle porte un foulard en grosse laine bien chaud. Elle a fait trois pas et s’est arrêtée, à bout de souffle.» Un peu plus loin, «le souffle court, elle défait son foulard.
- Maintenant, rentrez chez vous, a-t-elle ordonné. Je vais rester là et vous regarder partir.
C’était là toute sa promenade !
Elle est cruelle. Comment puis-je m’en aller sans savoir si elle parviendra à rentrer sans encombre ? Je l’ai suppliée de m’autoriser à la raccompagner jusqu’au perron, je lui ai demandé si son cœur lui faisait mal, je lui ai proposé de la nitroglycérine (j’en ai toujours sur moi). Que s’était-il passé ? Pourquoi ne pouvais-je la raccompagner, puisqu’elle suffoquait et avait tant de mal à marcher ? Que faire maintenant - l’abandonner et m’en aller ?
Non. Elle est inflexible. Elle répète d’une voix calme et égale :
- Allez-y, allez-y, je vais vous regarder partir.
Je ne sais quel sentiment prévalait en moi - la soumission, la pitié ou la colère. […] Je suis partie, je me suis éloignée. Je marchais sur la route du Lac d’un pas vif et léger. J’ai regardé derrière moi. Anna Andreïevna était toujours à la même place, elle a levé sa canne et m’a fait signe. Revenir en arrière ? Non. Je m’éloignais de plus en plus, et je me retournais tous les dix pas. Chaque fois, Anna Andreïevna levait sa canne et me faisait signe. Je marchais, je marchais, je me retournais, et elle me paraissait de plus en plus petite, elle était devenue minuscule, de loin, je ne distinguais plus son foulard de son manteau mais la canne se levait, je la voyais l’agiter. C’était quoi ? Un adieu ? Un pardon ? Une bénédiction ?» Et toute la littérature russe et toute la vie semblent renaître là, dans une femme, dans l’autre, et dans la distance qui peu à peu s’installe entre elles.
Brouille de dix ans
Le livre contient aussi deux importants inédits : le récit des années où elles furent «en état de brouille» et les Cahiers de Tachkent, écrits en 1941 et 1942 par Tchoukovskaïa, au moment où elles furent évacuées avec tant d’autres artistes et écrivains vers la capitale de l’Ouzbékistan. Tchoukovskaïa n’a jamais voulu publier ces Cahiers de son vivant : ils lui rappelaient des souvenirs trop douloureux. En 1941-1942, Tachkent est une sorte de villa Médicis de la misère, par temps de guerre et de répression : la plupart des «pensionnaires» finissent par ne plus se supporter. C’est là que les deux amies vont se brouiller pour dix ans. Elles ne se reverront qu’en 1952. Si la brouille n’a pas de raison précise, les Cahiers décrivent bien le processus de saturation et de dégoût qui décompose une amitié perpétuellement mise à l’épreuve. Dans ce «cloaque d’émigrés», la jalousie, la maladie, les malentendus, les ragots, les mesquineries, la corruption, tout conduit à se venger du monde sur la personne dont on a le plus besoin. Anna et Lydia continuent à parler de Pouchkine, de Tolstoï, de tout, mais moins, et Akhmatova se plaint à Tchoukovskaïa des grumeaux dans la compote et s’entiche peu à peu d’une actrice aux vertus comiques et sarcastiques. Le climat local alourdit l’ambiance. A l’été 1942, Tchoukovskaïa a la fièvre typhoïde. Elle délire pendant six semaines «dans un cagibi». Akhmatova lui rend souvent visite : «Un jour, j’ai entendu une voix dire au-dessus de moi : "Il fait cent degrés dans votre chambre - vos quarante degrés à vous et les soixante degrés de Tachkent."»
Un détour par Nadejda Mandelstam permet de résumer le lien entre les deux femmes, et, quand la vie est menacée de partout, le sens de leur travail poétique. A propos d’Akhmatova, elle écrit : «Elle voulait posséder sans partage tous les gens du passé, du présent et de l’avenir, mais uniquement ceux qui composaient des vers ou du moins qui s’y connaissaient en poésie. Je relevais à son avis de la seconde catégorie, aussi voulait-elle me posséder moi aussi sans partage, elle ne me cédait qu’aux morts, mais pas aux vivants. Et cela a été pour moi une chance inouïe. Sans elle, jamais je n’aurais supporté ces années sombres et terribles.» Ce soutien est réciproque : «Dans la terrible solitude ancestrale de l’homme, qui est mille fois plus grande pour les poètes même s’ils sont entourés de gens, il leur est indispensable d’avoir au moins un auditeur dont l’oreille intérieure soit au diapason de leurs conceptions de la pensée et du mot.» (1) L’oreille intérieure de Lydia Tchoukovskaïa était au diapason des poèmes d’Anna Akhmatova. Elles se sont sauvées l’une par l’autre, et, en se sauvant, ont contribué à sauver la conscience du pays.
Un jour, en 1940, elles lisent un article de 1922, plein d’érudition, qui dénonce le «maniérisme» d’Akhmatova, dans sa façon de répéter des images. Elle réagit : «Pourquoi la répétition de l’image du jardin et de la Muse dans mes vers serait-elle du maniérisme ? Au contraire, pour bien comprendre un poète, il faut analyser les familles d’images qui se répètent, c’est en elles que résident la personnalité d’un auteur et l’esprit de sa poésie. Nous qui sommes passés par l’austère école des études sur Pouchkine, nous savons que "le défilé des nuages" se rencontre chez Pouchkine des dizaines de fois.» Les grands écrivains se répètent, comme des navires cherchant à mouiller sur des fonds très profonds, et dont l’ancre tourne, tourne. Ce sont les autres qui cherchent à ne pas se répéter, à changer de «sujet», d’image, de mots, parce qu’ils ne sont jamais tout à fait au cœur de la vie.
Marins et bûcherons
En 1965, Akhmatova est invitée à une conférence du Pen club en Yougoslavie. «J’aimerais y aller, dit-elle. Le thème m’intéresse énormément : "la Littérature et les lecteurs". D’après les Européens eux-mêmes, il y a en Europe une crise de la littérature : on l’aime moins, on s’en soucie moins, etc. Il n’en va pas ainsi chez nous. Je leur aurais fait un exposé fondé sur des lettres de lecteurs. En ce moment, chez nous, on aime la poésie comme jamais on ne l’a aimée. Pour quelle raison, à votre avis ? Je pense que c’est parce que chez nous, elle tient lieu de tout. De religion, de politique, de conscience… De tout. Oui, oui, elle tient lieu de tout.» Elle n’y va pas, mais, en juin, elle peut se rendre à Paris. Elle a beaucoup traduit Victor Hugo, qu’elle trouve pompeux et rhétorique, pour avoir de quoi vivre. Les Français étaient abasourdis, dit-elle, lorsqu’elle leur a raconté qu’elle avait reçu «des lettres écrites par des marins et des bûcherons. Chez eux, personne ne lit de poésie, à part une couche très mince de l’intelligentsia. Et là, vous vous rendez compte, des marins et des bûcherons !»
Quelques jours plus tard, elle reçoit un petit livre en écorce de bouleau cousu avec une ficelle. Sur l’écorce, un de ses poèmes, écrit en 1917, est gravé : «Le vingt et un. La nuit. Lundi. / Les contours de la ville dans la brume. / Je ne sais quel nigaud a prétendu / Que l’amour existe sur terre. / Paresse ? Ennui ? On y a cru.» Tchoukovskaïa écrit : «Cette merveille lui a été apportée par quelqu’un qui revient des camps. Quand elle l’a déposé sur mes paumes grandes ouvertes, je n’osais même pas respirer, sans parler de le feuilleter ! D’ailleurs elle ne m’a pas laissé faire, elle me l’a aussitôt repris et l’a rangé dans un coffret spécial tapissé de coton.
- Je vais en faire don à la maison Pouchkine, a-t-elle déclaré.
Oui. Ces feuillets en écorce de bouleau sont un honneur plus grand que la toge d’Oxford. Et que le prix Nobel. Et que n’importe quelle récompense en ce monde.»
(1) Sur Anna Akhmatova, de Nadejda Mandelstam (Le Bruit du temps).
Par Philippe Lançon