Les morts-vivants de la mer Blanche
Récits du goulag de Julius Margolin
Il est absurde et incompréhensible qu'un livre de l'importance de Voyage au pays des Ze-Ka, paru pour la première fois en 1949 sous une forme largement caviardée, n'ait jusqu'ici jamais pu figurer à sa place dans les bibliothèques : aux côtés de Si c'est un homme, de Primo Levi et des Récits de la Kolyma, de Varlam Chalamov (entre autres, mais avant tout). Autrement dit, aux limites et au cœur de ce que la littérature peut révéler de l'espèce humaine.
Julius Margolin, intellectuel juif polonais né à Pinsk (Biélorussie), résident en Palestine depuis 1936, a eu la mauvaise idée de voyager en Pologne à l'été 1939. Ayant fui les nazis, il est emprisonné par les Soviétiques et condamné à cinq ans de camp. Il pèse 80 kilos au début, 45 à la fin. Libéré en 1945, assigné à résidence pendant un an, il rejoint la Palestine, où il écrit son odyssée en 1946 et 1947. Comme les œuvres de Levi et de Chalamov, ce n'est pas seulement le livre d'un survivant : sa vie éditoriale reflète jusqu'au comique l'expérience concentrationnaire de l'auteur par ses difficultés, les mauvais traitements qu'on lui infligea pour des raisons politiques ou commerciales, la relative indifférence qui l'accueillit. Contrairement à Chalamov, qui n'écrivit qu'après sa libération, Margolin put écrire trois textes pendant sa déportation : La Théorie du mensonge ( à l'infirmerie où un médecin compatissant traitait ses seize furoncles), De la liberté et La Doctrine de la haine. Contrairement à Soljenitsyne, il ne put les sauver.
« Reliques ». […] Il faut du temps à la conscience collective pour rejoindre un certain type d'épopée. Voyage au pays des Ze-Ka paraît en 1949 en France chez Calmann-Lévy, grâce à Boris Souvarine, sous le titre malrucien de La Condition inhumaine et le nom francisé de Jules Margoline. La version, réduite de plus de 200 pages, semble adaptée au narcissisme hexagonal. […]
Livre-miracle. Ces chapitres sont également ôtés en 1952 par les émigrés russes qui éditent le livre à New York, et dont les malheurs juifs ne sont sans doute pas le premier souci. Ils enlèvent aussi les portraits de Soviétiques trop humains, comme le docteur « Maxik ». […]
Il a fallu soixante ans pour que Voyage au pays des Ze-Ka paraisse, dans cette remarquable édition française, tel que Margolin l'a écrit. Luba Jurgenson, sa maîtresse d'œuvre, avait aussi cotraduit et édité en 2003 l'édition de référence des Récits de la Kolyma (Verdier). Comme Si c'est un homme et Récits de la Kolyma, le livre de Margolin mêle un récit d'une précision hargneuse (sur la coupe des arbres, les pommes de terre, les maladies, les gestes, les mots) à la réflexion la plus nette sur l'expérience subie. La violence des droits communs, l'errance des morts-vivants, le vol et la faim perpétuels y sont décrits sur un ton qui rappelle parfois celui de Chalamov : ni grands mots, ni euphémisme – mais une certaine indignation jamais refroidie (Chalamov parlait de colère, Margolin de haine).
Ici, on ne fait pas de « littérature ». Après avoir lu Une journée d'Ivan Denissovitch, Chalamov écrit à Soljenitsyne qu'il ne comprend pas comment un chat peut traîner dans son texte sans avoir été aussitôt tué et dévoré par les déportés. De même, Margolin réveille sa chambrée (et lui-même) en lisant des passages de Souvenirs de la maison des morts, où Dostoïevski raconte les quatre ans de bagne qui l'ont traumatisé : « Quand j'arrivai au passage racontant que “le soir, les invalides que les détenus avaient envoyés au marché rapportèrent des provisions de toute sorte : viande de bœuf, cochon de lait, et même des oies…”, on s'esclaffa : “En voilà un bagne ! Ils allaient au marché !” » Les descriptions des bas-fonds par Gorki lui paraissent maintenant des « coquetteries douceâtres ».
Mais, comme Levi et Chalamov, il fait surgir de ce lieu où « les sympathies vont au voleur, jamais à la victime », une suite d'extraordinaires figures enchantées, dégradées, relevées, qu'on qualifierait d'héroïques ou de saintes si toute idée d'élévation et de rédemption n'était impitoyablement chassée de l'espace où elles s'inscrivent. On n'en citera qu'une : Nikolaï, professeur ukrainien qui se récite l'Iliade en grec tout en regardant brûler le poêle dans la baraque des déportés […].
Comme Levi et Chalamov, Margolin montre qu'aucun livre n'est aussi fort, aussi pur, ni même aussi divertissant, qu'un grand récit sur les camps. La littérature devient éclatante et indispensable au moment même où ce qui la provoque paraît la rendre vaine. Elle semble débuter et finir là-bas, où les livres n'existaient quasiment pas, plus particulièrement à la corvée d'abattage, dans ces bois humides et glacés « pleins d'anciennes gloires qui marchent en s'appuyant sur une canne, narrant leur force surhumaine et leurs exploits tout récents », avant de mourir plus vite encore qu'elles n'ont décliné, sans deuil ni prière.
Pin. Un type qui dirige un camp sait à peine lire ; un autre place la Palestine en Allemagne. Il est périlleux, quand on est un intellectuel juif, de dépendre de tels personnages. Ce sont les ouvriers méthodiques du processus en cours : la « déshumanisation » par l'« exploitation » et la « dépersonnification ». Quarante ans plus tard, des penseurs comme Tzvetan Todorov reprendront ces mots sans excès de légèreté. La phénoménologie sauvage de Margolin les a précédés. Elle rejoint ici encore Levi et Chalamov par les thèmes, les idées, les conclusions. Comme Levi, Margolin est témoin et victime d'un théâtre grimaçant où nul n'est jamais à sa place, sinon sous forme de pantin grotesque, souffrant et dévitalisé : le camp est « cette immense déchetterie » qui « n'offre aucun moyen d'affecter les hommes à des postes qui leur conviennent. Dans les camps soviétiques, comme dans n'importe quel bagne, c'était aux hommes de s'adapter aux tâches existantes ». La plupart sont aussi vaines que la cueillette des aiguilles de pin nain à la Kolyma. Résultat : « Elle est risible, la tragédie de celui qui peu à peu se fait à l'idée qu'il est inférieur aux autres parce qu'il n'arrive pas à faire un travail qui le dégoûte. » La mort est presque toujours au bout de ces travaux sans but, sinon celui de tuer.
Dans l'ordre des grands livres sur les camps soviétiques, le point de vue de Margolin est en outre particulier : il n'est pas russe (contrairement à Dostoïevski, Chalamov, Nadejga Mandelstam, Soljenitsyne), mais, s'il est étranger (comme Margarete Buber-Neumann, Gustav Herling, Jacques Rossi), il a grandi dans une culture russophone. Il se sent à la fois profondément occidental et de plain-pied avec la culture ambiante (ou ce qu'il en reste). Chez nul autre on pourrait lire sur les Russes des phrases comme : « Ce peuple n'a ni la sagesse modeste des Hindous et des Chinois, ni le respect et l'orgueil de soi-même des Français et des Anglo-Américains. Éternellement mécontent, il souffre et fait éternellement souffrir ceux qui l'entourent. » C'est dans les camps soviétiques que Margolin fait l'expérience directe, radicale, de l'antisémitisme. Les premiers chapitres du livre rappellent, en évoquant l'atroce ballotage des populations juives, à quel point, dans cette partie du monde, les frontières furent soumises à la convoitise des barbares, et les cultures les plus raffinées, définies par des mémoires et des lieux, des villes, plutôt que par des États – lesquels ne furent jamais que des prédateurs. Son second mérite est d'invoquer le monde dont il faisait partie et qui a disparu non seulement de l'Europe, mais de sa mémoire : celui des intellectuels, des journalistes et des artistes juifs de Pologne et de Biélorussie. Dans les camps, il tombe tantôt sur un ancien chef d'orchestre de Varsovie, tantôt sur un violoniste naguère fameux, tantôt sur un célèbre acteur yiddish. Tous mourront.
Nasse. Si la première partie du livre est terrible, c'est parce que nous connaissons la fin de l'histoire : on voit cette population juive déjà angoissée, toujours inconsciente du sort qui l'attend d'un côté comme de l'autre. Ils savent que les nazis sont des voyous antisémites, mais ils ne savent pas encore qu'ils sont des exterminateurs ; et la plupart ignorent à peu près tout des conditions de vie des Russes et de la criminalité bureaucratique soviétique. Margolin raconte, à travers son expérience, comment cette population, saisie par la guerre et aveuglée par sa propre civilité, court d'un lieu à l'autre. La plupart doivent faire un choix de toute façon mauvais : ou devenir citoyens soviétiques et s'installer entre Pologne et Biélorussie, ou rejopindre la zone polonaise allemande (en vertu du pacte germano-soviétique). Les uns comme les autres seront massacrés par les nazis : soit aussitôt déportés, soit liquidés dans des ghettos, soit tués lors de l'invasion allemande de l'URSS en 1941. Seuls quelques milliers, dont Margolin, refusent de retourner en zone allemande et d'acquérir la citoyenneté soviétique : ils sont arrêtés et déportés. Le paradoxe est qu'on trouve parmi eux, même si très rares, les seuls survivants.
« Amis ». On a vu comment Margolin dépeignait sa découverte des populations russes. Plus tard, il approfondit et nuance sa vision de leur destin – et ce qu'il en dit rejoint le monde qu'il a traversé et qui, des années après, en Israël, le saisit pour quelques secondes à chaque réveil, comme s'il y était à jamais : « Au début, ils nous semblaient des bêtes ; on aurait dit que le malheur leur avait enlevé la possibilité de compatir aux souffrances d'autrui et en avait fait des créatures pleines de vice et de méchanceté démoniaque. Plusieurs mois passèrent avant qu'on pût découvrir parmi eux des hommes bons et des amis. Et il se passa plus de temps encore avant qu'on comprît toute la profondeur de leur misère, qui n'avait pas d'égale dans l'histoire du monde. »
Philippe Lançon