Livres Hebdo - n°884 - Le tour de Babel

 Livres Hebdo - n°884 - Le tour de Babel
04 novembre 2011

Le tour de Babel

Pour la première fois en français, les Œuvres complètes d'Isaac Babel. Un événement.

Poursuivant la mission que s'est assignée Antoine Jaccottet, son créateur, de faire découvrir ou redécouvrir à un « large public cultivé » des auteurs par trop oubliés ou méconnus, Le Bruit du temps propose la première édition intégrale en français de l'œuvre d'Isaac Babel.

Né en 1894 dans une famille juive d'Odessa, fusillé en 1940 à Moscou sur ordre de Staline et de Beria, son exécuteur des basses œuvres, l'écrivain est connu essentiellement pour son recueil Cavalerie rouge (paru en 1926 et en 1931, dans une édition augmentée) et ses Contes d'Odessa (1931). Il est aujourd'hui considéré par la critique comme le plus grand prosateur de la littérature russe dans la première moitié du XXe siècle. C'est un auteur d'une absolue singularité, qui mérite vraiment de sortir de son ghetto.

Le présent volumineux recueil est divisé en trois livres, non pas de façon chronologique, mais thématique. Les textes, quel que soit leur genre (le plus souvent des récits, la forme de prédilection de babel) et la date de leur composition, sont regroupés par affinités. D'abord « le cycle d'Odessa », avec l'enfance et l'adolescence de l'auteur, ses fameux Contes, ainsi que le scénario des Étoiles vagabondes, adapté librement d'après le roman éponyme de Sholem Aleikhem. Ensuite, « le cycle Cavalerie rouge », avec le recueil lui-même dans son édition de 1931 et les autres textes (articles, récits non retenus…) qui tournent autour de la guerre : en 1920, Babel, sur les conseils de son mentor Maxime Gorki, avait suivi une partie de la guerre russo-polonaise, entant que correspondant du journal Le Cavalier rouge. Cette expérience l'a marqué à jamais et lui a inspiré son ouvrage le plus puissant. Le livre III, enfin, rassemble des textes de jeunesse, des œuvres éparses, et aussi ce qu'on a retrouvé, à sa mort, de ses brouillons et projets. Le reste de ses manuscrits a été confisqué puis détruit par les nervis du NKVD (l'ancêtre du KGB), lors de l'arrestation de l'écrivain en mai 1939 dans sa datcha, pour « activités antisoviétiques » et « complot terroriste ». Staline lui faisait en fait payer sa proximité avec Gorki et ses amitiés à l'étranger : avec Malraux, notamment, censé l'avoir « recruté » comme espion ! Babel a avoué sous la torture, puis s'est rétracté. De toute façon, comme les millions d'autres victimes du dictateur, il était condamné d'avance. Il a été réhabilité en 1954, et ses Œuvres, telles que publiées par lui en 1936, ont fait l'objet, en 1957, d'une première édition d'État. Depuis 2006, ses Œuvres complètes sont disponibles en Russie.

Lisons Babel, donc, si profondément juif et absolument universel, avec sa manière unique de raconter des histoires terribles. Une limpidité, un côté factuel, un sens absolu du détail qui impressionnent le lecteur, alliés à un puissant lyrisme compassionnel, mais sans pathos aucun. Ainsi, dans le dernier récit de Cavalerie rouge, « Le fils du rabbin », le journaliste tente-t-il de sauver un misérable fuyard, en le faisant monter à bord dans son train officiel. Il reconnaît alors qu'il s'agit d'Ilya, le fils du rabbin Motalè Bratslavski, de Jitomir, chez qui il avait partagé le shabbat quelques mois auparavant. Ilya va mourir dans ses bras : « J'ai recueilli le dernier soupir de mon frère », note-t-il simplement. Et c'est ainsi que Babel est grand.

                                                                                     Jean-Claude Perrier