Mediapart, "Voyage en Russie", par Jean-Pierre Thibaudat

 Mediapart, "Voyage en Russie", par Jean-Pierre Thibaudat
18 novembre 2019

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Dans le train avec Lydia et Anna

Le train qui fait la ligne Minsk-Novossibirsk relie Perm à Ekaterinbourg en cinq heures et des poussières à une allure de sénateur. Départ à cinq heures du matin. Le jour se lève sans se presser sur des centaines de kilomètres de forêts enneigées. Tout semble lent, sans fin. Le roulis du train, les forêts, le jour qui peine.

 

Entre Perm et Ekaterinbourg © jptEntre Perm et Ekaterinbourg © jpt

 

Avant de partir, j’ai reçu le livre de Lydia Tchoukovskaïa, Entretiens avec Anna Akhmatova, dont une version incomplète était parue il y a une vingtaine d’années. Je l’ai emporté. C’est à partir de la première édition de ces Entretiens qu’Isabelle Lafon avait mis en scène en 2014 et joué avec Johanna Korthals Altes cette merveille que fut Deux ampoules sur cinq (lire ici).Voici que paraissent ces Entretiens au complet traduits par Lucile Nivat (pour les années 1938-1955) et Geneviève Liebrich (pour les années 1956-1962), revus et complétés en annexe par les Cahiers de Tachkent traduit par Sophie Benech qui pilote et préface cette édition définitive aux éditions Le bruit du temps. L’histoire d’une exceptionnelle amitié.

13 juin 1952. Les deux amies se retrouvent après dix ans de séparation. Une brouille jamais élucidée pendant leur exil à Tachkent après leur évacuation de Leningrad. Lydia sonne, Anna ouvre, lui serre la main et la précède dans le couloir menant à une chambre étroite. Lydia est frappée par les cheveux argentés de son amie et ce n’est pas tout, « elle s’est empâtée, alourdie », même ses mains si fines autrefois sont devenues « épaisses, gonflées ». Les seules choses qu’elle retrouve : son regard, sa voix et puis ses silences. « Sans la moindre gêne, elle se tait, levant les yeux tantôt vers la fenêtre, tantôt vers moi. »

Anna se tait une nouvelle fois. Tout se renverse :

« Il s’est alors passé quelque chose d’étrange : en l’écoutant parler, je l’ai retrouvée, j’ai retrouvé son apparence d’autrefois. Pas seulement ses intonations ou son mouvement d’épaules indigné, ou ses paroles. Je n’ai même pas remarqué à quelle seconde m’avait été rendue sa physionomie d’avant, si familière. Les dix années sont envolées, elle n’avait pas changé du tout. Son nez aquilin, son maintien, sa frange, ses silences. Telle qu’elle était dans ma chambre place des Cinq-Coins, à Leningrad, ou chez elle dans la maison sur la Fontanka, ou dans mon isba de Tchistopol, ou à Tachkent. Telle qu’elle était, ou, plutôt, la même. Hors du temps, des maladies, des chagrins : Anna Akhmatova. »

10h15. Le train entre, à l’heure prévue, en gare d’Ekaterinbourg.

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