Poezibao, Recension par Isabelle Baladine Howald

05 novembre 2019

 

C’est toujours le moment de saluer la grande beauté (outre leur grande qualité) des livres du Bruit du temps. Leur collection de poche est à ce titre exemplaire, reconnaissable entre mille par l’élégance des livres, leurs teintes mates et leur maquette identique.

Sortie pour cet automne : ce mince volume d’Umberto Saba, Comme un vieillard qui rêve, textes choisis et traduits par Gérard Macé à partir de de Riccordi-Raconti paru chez Mondadori en 1956.

Umberto Saba (1883-1957) est en particulier l’auteur d’un volume réunissant sa poésie, Canzoniere. C’est un poète, le rappelle Gérard Macé, aussi important que Montale ou Ungaretti.

Ce volume réunit des textes en prose sur Trieste dans une première partie puis dans la seconde, des textes presque oniriques sur Leopardi, D’Annunzio et Svevo.
Quand cela est fait avec un respect infini de l’auteur, une grande connaissance des thèmes de celui-ci, cela donne un véritable livre que l’auteur n’a certes pas écrit en un volume mais qui néanmoins surgit comme un palimpseste. (Le Sur Kafka réunissant tous les textes ou lettres ou extraits de lettres de Walter Benjamin sur Kafka par Christophe David et Alexandra Richter chez Nous est une mine d’or pour tous les chercheurs et les grands lecteurs de Kafka (et de Benjamin !)).

Ce petit Saba, à sa façon, c’est le même choix, réunir les fils, les atmosphères, les échos du même.

Je ne suis pas particulièrement attirée par les inédits de jeunesse, manuscrits retrouvés et autres événements. Il faut parfois laisser reposer au fond de la malle, peut-être parfois pas, je ne sais pas. En revanche je trouve remarquables ces entreprises de réunions, ces propositions de lectures de textes au fond indissociables.
Bien entendu, connaissant l’univers de Gérard Macé, on pourrait dire que ce petit livre de Saba est peut-être aussi un petit livre de Gérard Macé…

Trieste « à l’ombrageuse grâce »  écrit Umberto Saba, c’est d’abord un nom mélancolique, chargé de littérature de la Mitteleuropa (slovène, autrichienne, hongroise, germanique, slave), mais aussi bien sûr italienne donc méditerranéenne, c’est une ville ouverte sur la mer traversée par un célèbre vent glacial, La Bora, qui, changement climatique oblige, souffle, semble-t-il, de moins en moins. Trieste c’est la Prague de la Méditerranée, tout aussi chargée de  fantômes d’Italo Svevo, ou James Joyce (relire le merveilleux petit Sur James Joyce d’Italo Svevo chez Allia, et ce petit récit incroyable de Joyce lui-même écrit lors de son séjour (onze ans !) dans la ville, Giacomo Joyce (Gallimard)), que de Boris Pahor, Umberto Saba et aujourd’hui Claudio Magris, qui semble les transporter tous avec lui quand il se promène.
Dernière ville de l’Italie du Nord Est mais aussi première ville du Sud de l’Europe centrale ou encore première ville de cette nouvelle Europe qui s’est agrandie à l’Est, « Trieste est une ville , une ville… » difficilement nommable, donc inachevée, rêveuse.

Un vieillard qui rêve est un vieillard qui se souvient. Le rêve alors n’est plus porté vers l’avenir mais opère un retour en arrière. L’illusion s’efface, la remémoration apparaît avec son évidence: « on n’oublie jamais rien », au fond. Cela va jusqu’à la rencontre du jeune homme avec son double âgé, sorte de Chamisso épouvanté, les affaires que fait Svevo ou le dîner avec Leopardi. Rêve, désir, Saba fait allusion à l’inconscient avec bonheur et justesse (il suivit longtemps une cure avec un disciple de Freud, Eduardo Weiss) dans ces nouvelles parfois très brèves, saisissantes, fantomatiques où le personnage se dédouble à peine (« presque » dit subtilement Gérard Macé) de son auteur :

« Comment tout dire, comment en étant quitte, vis-à-vis de l’enfant qu’il a rêvé d’être, et qui parle encore en lui. » La figure du double (lettre signée par son personnage Ernesto écrite par Saba sur l’œuvre de Saba, un modèle du genre qui rappelle la virtuosité d’un Vila Matas annonçant sa propre mort dans un journal !)
C’est une prose qui ne se laisse ni saisir ni définir, qu’on n’est pas tout à fait sûre d’avoir bien lue, qu’on mélange un peu dans son souvenir (c’est dans quel texte déjà, « L’oncle ou l’acteur » ? Ou « Ernesto » ?).

En tout cela il anticipe la définition de Magris : « … être triestin, cela signifie surtout ne pas être beaucoup de chose, savoir ce que l’on n’est pas, ne pas pouvoir produite des pièces d’identité irréprochables. »

Il m’est impossible, pour ma part, de résister à un écrivain triestin.
 

Par Isabelle Baladine Howald