Recours au Poème - n°142 - Fil de lectures d’Éric Pistouley : Macé

 Recours au Poème - n°142 - Fil de lectures d’Éric Pistouley : Macé
01 juillet 2015

Fil de lectures d’Éric Pistouley : Macé

La monnaie tombée des poches
ne suffira pas. Pour payer le passage
il faudra des espèces un peu plus sonores,
que le réveil à l’aurore fera trembler.
Puis sauter par-dessus les ombres
et sortir du langage. […]

Car il faudra passer l’Achéron. En ces temps où chacun parle des millions de la dette avec une désinvolture de camelot, la petite pièce dans la main du défunt n’a pas l’air de grand-chose et l’on s’imagine presque que les Anciens prenaient la mort à la rigolade.

Cela fait longtemps que Gérard Macé scrute cet « autre royaume où tout est inversé ». Ce royaume qui est aussi celui des songes, ou bien ces interstices de néant entre les êtres, ou l’écart entre les mots et les choses ; tout ce qui nous montre les limites de notre territoire.

Même en dehors du langage, à l’instar d’Homère, il va les yeux ouverts, cherche le mot juste :

On ne pense pas d’abord

à porter son père sur son dos, on ne pourrait
d’ailleurs pas. On préfère pour commencer
des formes plus légères, comme celle
de la femme qui voulait traverser la rivière
sans salir sa robe, ou la mariée sans voile,
et même l’amazone que soulève le vent.
Mais un jour ou l’autre le vieil homme revient,
et l’on reconnaît sa voix qui murmurait à l’oreille :
« Il faut savoir voler pour se brûler les ailes. »

Après beaucoup d’années, après beaucoup de livres, le poète poursuit le même rêve d’enfant :

Les battements d’ailes d’un enfant
qui apprend à marcher, le même
qui veut battre aussitôt la lune à la course,
et s’entraîne en regardant le défilé des nuages.

Pas à pas jusqu’à la dernière où l’auteur dit attendre la mort, chaque page résonne de cette modestie joyeuse que l’on trouve chez Montaigne ou chez Solmi — que Macé naguère a traduit. Une famille d’auteurs qui, avec une douceur apparente, se demande si l’on est taillé pour l’éternité (Gardez pour vous votre éternité… p. 26 et p. 64) ou l’infini, ou la vérité :

La pensée dont la ligne s’enfonce
en attendant que la vérité
morde à l’hameçon.

Mais la vérité n’est pas ce poisson mort
qu’on vend à la criée. C’est le vif argent
qui file entre les doigts, c’est l’ombre
autant que la proie, l’anguille sous la roche
qui va mourir en haute mer.

Avec humour souvent, la troisième partie du recueil intitulée « La fin des temps, comme toujours » boute l’orgueil et la déraison du monde occidental : Les bruits enregistrés de la nature / ont résonné dans nos maisons, / où l’on vaporisait des odeurs / d’algues et de lilas, de sous-bois / en automne et de mimosas.

Si le célèbre recueil d’entretiens de Yourcenar ne portait déjà ce titre, ce livre de Gérard Macé pourrait s’intituler simplement « Les yeux ouverts ». Sur quoi ? Sur la banalité magique qui préside à nos vies.

Car les mythes que nous croyions avoir déconstruits continuent d’organiser nos existences et nos pensées (— la mythologie, comme les restes du jour, […] prolonge la vie des dieux dans le corps des mortels —) mais le poète, loin de les démonter, leur fait retrouver leur grain, leur épaisseur, la familiarité que les Anciens éprouvaient à leur égard, lorsque l’Olympe faisait partie de leur champ de vision.

Ce n’est pas la moindre vertu de ce livre que de redonner aussi leur grain aux mots :

Des enfants trisomiques ont joué Shakespeare
au bord de l’océan, mieux que les acteurs
habitués aux planches. Pour eux, être était un tel effort
que venger un père ajoutait à peine au fardeau.
Ne pas être, ils en faisaient chaque jour
l’expérience dans le regard des autres.
Traîner un cadavre en coulisse,
déclamer en dominant le bruit des vagues,
c’était prendre à témoin la nature
que le langage humain peut défier le néant.

                                                                                      Éric Pistouley