Revue Critique de Fiction française contemporaine, 25/2022 : entretien d'Anne Weber avec Estelle Mouton-Rovira et Jonas Hock

 Revue Critique de Fiction française contemporaine, 25/2022 : entretien d'Anne Weber avec Estelle Mouton-Rovira et Jonas Hock
16 2022

Paris, Bordeaux et Ratisbonne

Jonas Hock et Estelle Mouton-Rovira : Le titre de votre dernier livre n’est pas exactement le même en français et en allemand. Dans Annette, une épopée, on entend davantage la référence au genre antique, alors que le titre allemand (Annette, ein Heldinnenepos) valorise le destin du personnage1. Quant au récit lui-même, il opte pour une forme versifiée, qui semble mettre à distance le roman et ses conventions. La forme de l’épopée représente-t-elle pour vous une manière de s’autoriser à raconter autrement, en échappant aux catégories génériques ?

Anne Weber : En effet, les titres sont différents. En allemand s’est établie la notion de « Heldenepos » pour désigner l’épopée, autrement dit, « épopée héroïque » ou « épopée d’un (ou ‘‘de’’) héros », ce qui, en français, aurait paru redondant, l’épopée étant par définition liée à la vie d’un ou de plusieurs héros. L’allemand m’a permis par ailleurs d’introduire le féminin dans un genre qui l’est fort peu jusqu’ici. Il reste, en français, le contraste assez saisissant entre le genre très viril et guerrier de l’épopée et un prénom féminin plutôt charmant et désuet. 

Au départ, je me suis demandé comment j’allais pouvoir raconter non pas la vie d’un personnage fictif mais d’une personne réelle, vivante, assise en face de moi et me confiant son histoire. J’ai tout de suite senti que je n’avais pas le droit de m’en servir à ma guise, de l’utiliser à mes propres fins littéraires. Aussi ai-je rechigné d’emblée à en faire un roman plutôt conventionnel, ce qui aurait signifié : changer le nom de la protagoniste, inventer des détails pour créer une ambiance et peut-être un suspense, écrire des dialogues – il aurait fallu que je mette dans la bouche d’Annette des mots qu’elle n’a jamais dits –, en somme : m’inspirer ou me servir de son histoire pour en faire une à mon goût. D’abord : pourquoi l’aurais-je fait ? L’histoire d’Annette n’était-elle pas déjà assez aventureuse sans que j’en rajoute ? Et puis je ne m’y suis pas sentie autorisée. J’ai compris que je devais m’en tenir à ce que je pouvais savoir de cette vie. En même temps, je ne suis pas biographe, je ne travaille pas du tout avec les mêmes méthodes. Bien sûr, il m’arrive de faire des recherches, mais mon but n’est ni l’exhaustivité ni surtout l’objectivité. La littérature part d’une subjectivité radicale. 

À ce moment-là, je me suis souvenue de ce genre littéraire très ancien qu’est l’épopée, et qui sert traditionnellement à raconter les hauts faits de héros (et non d’héroïnes, pour l’instant). Ou plutôt, qui permet de les chanter. C’était le moyen de m’approprier cette histoire littérairement sans la fictionnaliser, mais plutôt en lui donnant un rythme. Par la suite, je me suis aperçue que, même en voulant s’en tenir aux faits, on ne peut raconter une histoire sans user de son imagination ; même un biographe invente. Sinon, c’est une liste de dates qu’il établit. Mais dès qu’on commence à relier ces dates et ces faits les uns aux autres et à raconter, on ne peut pas se passer de l’imagination. 

J.H. et E.M.-R. : Sur le plan de la réception, cette forme poétique, proche du vers libre, produit une expérience de lecture particulière. Nous y voyons une manière de maintenir le récit dans un en-deçà de la forme narrative, ou peut-être de freiner, de retenir certains réflexes narratifs. Êtes-vous d’accord avec ces suggestions ?

A.W. : Ce sont en effet des vers libres, mais on pourrait dire également que c’est de la prose rythmée. Plus rythmée que ne l’est d’ordinaire un roman, disons. C’est un rythme irrégulier, renforcé parfois par des rimes intérieures et des assonances. Comme je l’ai expliqué, j’ai voulu renouer avec ce très vieux genre de récit parce qu’il permettait de ne pas romancer l’histoire, mais de la chanter. Mais vous avez raison, tout ce qui permet de déjouer des réflexes est bon à prendre, même si je ne vois pas très bien ce que voulez dire par cet « en-deçà de la forme narrative ». Ce qui est certainement vrai, c’est qu’en raison de mon refus de fictionnaliser, la narration est assez réduite et dense, sans le foisonnement de détails qui fait généralement le roman. En revanche, y sont intégrés des éléments de réflexion, des pensées et des interrogations qui me sont venues en écrivant et qui marquent très clairement un point de vue. Si je n’apparais pas en tant que (première) personne, il me semble que je suis très présente en tant que point de vue, justement, et bien sûr comme la force derrière ce rythme, derrière cette forme particulière du vers libre qui n’est pas très discrète : on ne peut pas oublier complètement qu’il y a un auteur et rester plongé dans l’histoire, comme cela arrive parfois dans un roman. Dans l’épopée, rien qu’en visualisant la page et sa composition « en drapeau », comme disent les typographes, on se rappelle régulièrement qu’il y a quelqu’un derrière tout cela. J’espère toutefois ne pas avoir choisi cette forme pour me mettre en avant en tant qu’auteur, mais afin de bien montrer que ceci n’est pas LA vérité sur cette femme mais seulement un point de vue particulier sur sa vie. Cela me semblait plus honnête. Comme vous le voyez, tout cela part de critères qui ne sont pas littéraires mais plutôt moraux – à moins que ce soit la même chose, dans certains cas ? 

J.H. et E.M.-R. : Vous dites qu’il est difficile, en effet, de s’autoriser à raconter une vie – ou, plus largement, à écrire un récit – en tenant ensemble le matériau historique et la subjectivité avec laquelle on le saisit. Une tension traverse votre œuvre, entre d’une part des récits fictionnels (par exemple Vallée des merveilles, ou bien Kirio) et d’autre part des textes qui procèdent à partir de sources documentaires, qui explorent l’histoire, collective ou singulière. C’est le cas notamment de Vaterland2, ou bien d’Annette, qui s’inscrivent en cela à la croisée de deux veines importantes de la littérature contemporaine, les fictions biographiques et le récit d’enquête. Comment percevez-vous cette ligne de partage entre l’invention et la documentation ; et comment concevez-vous, dans cette perspective, le recours à la fiction ?

A.W. : Je crois que la part de fiction qu’on s’autorise – en plus de celle qui s’introduit de façon plus ou moins inconsciente, comme je l’ai dit plus haut, dès qu’on commence à se lancer dans un récit, c’est-à-dire à ne pas se borner à l’énumération de faits et de dates, mais à vouloir les relier, qu’on soit biographe ou romancier, d’ailleurs ; les biographes inventent ou « complètent » pas mal, eux aussi, mais sans (se) l’avouer – donc, la part de fiction dépend beaucoup de la distance qui nous sépare des êtres dont on raconte la vie. Une vie comme celle d’Auguste von Goethe, le fils de Goethe (que j’ai racontée dans Auguste. Tragédie bourgeoise pour marionnettes3), dont deux cents ans me séparent, autorise et pousse à prendre plus de liberté. Mais, même dans ce cas, j’ai rechigné à en faire un roman historique, autrement dit, à créer une illusion de réalité ou même de vérité. Je ne voulais pas qu’en lisant on se dise, voilà comment ça s’est passé, c’est donc ainsi qu’il a vécu, mais qu’il soit clair, au contraire, grâce à l’artificialité même du récit – tantôt en vers, tantôt en prose, mêlant des personnages « réels » de différentes époques et même à un moment des personnages d’une pièce de Goethe, si je me souviens bien – donc, que par l’artificialité du récit, l’on comprenne qu’on n’est pas face à la « vraie » personne mais seulement à un point de vue singulier et subjectif sur elle. Dans Annette, par exemple, je ne me voyais pas écrire des dialogues et ainsi donner l’impression que je savais ce qu’elle avait dit et fait. Dans Auguste, il y a des dialogues mais il est évident qu’ils sont inventés. Personne ne peut croire que des gens se parlaient en petits vers rimés. Donc, la fiction, je me l’autorise quand je peux la faire apparaître comme telle.

Les recherches, lire toutes sortes de livres qui parlent de l’époque qu’on veut évoquer ou qui y ont été écrits, se plonger dans des lettres et cætera, tout cela, c’est bien, à condition de s’en libérer ensuite, de ne pas y coller. Et aussi de ne pas céder à la tentation d’introduire dans le récit tel ou tel élément qu’on a trouvé dans des archives, juste parce qu’il est intéressant. C’est un problème parfois chez des auteurs qui travaillent beaucoup à partir d’archives : qu’on soit émerveillé par ses propres découvertes au point d’en gaver le récit et de perdre le fil, ou de perdre de vue l’essentiel. J’aime les digressions, il y a des livres merveilleux qui ne sont faits que de digressions, mais là, dans ce que j’essaie de décrire, c’est autre chose, ce n’est pas le récit qui vous mène ailleurs mais la documentation. 

J.H. et E.M.-R. : Les vies que vous saisissez dans vos livres, mais aussi la question de l’histoire du XXe siècle et de la Seconde Guerre mondiale, notamment dans Annette, dessinent un horizon politique, en entrelaçant les trajectoires singulières aux mouvements communs d’un temps partagé, collectif. En ce sens, placez-vous votre écriture sous le signe d’une forme d’engagement ?

A.W. : Non, pas au sens où on l’entend habituellement. Il me semble que c’est en tant que citoyen, citoyenne, qu’on s’engage (ou pas) politiquement, c’est en tant qu’être humain qu’on agit politiquement au quotidien. En écrivant, je n’ai pas le sentiment de m’engager dans ce sens-là ; je me pose des questions, je vois (ou crée ?) des analogies, j’avance par associations, par tâtonnements. J’hésite beaucoup. J’ai toujours conscience de n’avoir qu’une connaissance très partielle, infime de l’Histoire – la documentation n’y change pas grand-chose, finalement – et je n’en tire pas de conclusions, ou bien des conclusions qui prennent à leur tour la forme d’interrogations. Le passé m’apparaît comme un territoire inaccessible et dont on doit pourtant chercher à s’approcher. Comme un pays lointain plongé dans le brouillard mais où émergent par moments quelques fragments, quelques traces de vie. Mais aussi comme un territoire à explorer par la pensée. Bien entendu, en m’y aventurant, je ne peux faire abstraction de ce que je suis, de l’époque qui est la mienne, des influences que j’ai subies, mais je peux au moins essayer de ne pas prendre ma perspective personnelle comme le point de vue absolu, ce qui implique par exemple une réticence à juger. Une réticence et non une interdiction puisqu’il y a aussi des cas où un jugement s’impose, où l’on ne peut faire autrement. 

J.H. et E.M.-R. : Dans votre « discours de Mayence » en 2003, « Im Schreiben steckt Schrei » (« Dans écrire il y a le cri »), vous affirmez que le travail de l’écrivain est « aussi important, voire plus important que de s’indigner contre l’injustice sociale, le racisme ou la pollution de l’air » puisque « si je m’occupe de la langue, c’est aussi de l’avenir de l’humanité qu’il est question. Car quel serait l’avenir de l’humanité si elle se contentait de suivre toujours les mêmes traces de langage et que, négligeant de réfléchir aux moyens à sa disposition pour explorer le monde, elle ne songeait qu’au monde lui-même4 ? ». Plus récemment, dans votre correspondance avec Thomas Stangl sur La bonne et la mauvaise littérature5, vous revenez sur le rapport entre une moralité ou bien une morale de la littérature et la forme littéraire. Au-delà de la question de la forme, y aurait-il quand même une dimension morale, voire politique de la littérature qui vous intéresse ?

A.W. : Comme je l’ai dit plus haut, il arrive que les questions de forme et les questions de morale coïncident ; que la forme que prend un texte résulte d’une interrogation d’ordre moral. C’est pour cela que le titre intraduisible de mon échange avec Thomas Stangl, « Über gute und böse Literatur », ne me semble pas mal choisi. Il est accrocheur, puisqu’on s’attendrait plutôt au couple « gute und schlechte Literatur », bonne et mauvaise littérature, mais il évoque aussi une question importante à laquelle nous réfléchissons ensemble : si la première partie du livre tourne autour de la question de savoir ce que serait la « bonne littérature », la deuxième s’interroge sur la transformation de personnes réelles en personnages littéraires, et des doutes et scrupules que celle-ci suscite. A-t-on le droit de se servir de la vie de quelqu’un à ses propres fins littéraires, sous prétexte que la personne est morte et qu’il n’y a plus personne pour s’en plaindre ? Et les vivants, dans quelle mesure sont-ils à notre disposition pour en tirer des récits ? Je ne parle pas de l’aspect juridique de cette appropriation et donc du respect de la vie privée, mais de quelque chose de plus personnel, qu’on sent, ou non, en écrivant, ou avant de s’y mettre.

Mais il me semble qu’il y a d’autres dimensions morales dans la littérature. Non pas au sens où il faudrait lui faire transmettre un message, répandre à travers elle une quelconque bonne parole ; je crois qu’il faut au contraire bien se garder de l’instrumentaliser à quelque fin que ce soit. Ce n’est pas un lieu pour promouvoir des opinions. La « littérature engagée » redevient pourtant à la mode. Dans ma génération, elle était plutôt déconsidérée, et je suis certainement marquée par ce désamour. Pourtant, dans un état oppressif, dictatorial, la littérature peut et sans doute doit exprimer une forme de révolte, elle trouvera pour cela toutes sortes de voies cachées. Je suis plus sceptique quand il s’agit d’exprimer à travers la littérature une révolte politique ou sociale que rien n’empêche d’exprimer par d’autres moyens ; que d’autres s’en chargent par ailleurs en publiant des articles par exemple ou en allant manifester ou faire la grève ; autrement dit, quand aucune menace ne pèse sur vous.

Il me semble pourtant qu’il y a une morale en littérature dans un sens beaucoup plus essentiel et plus profond, difficile à cerner : peut-être s’agit-il d’une forme de véracité ou de sincérité dans la relation entre l’auteur et son écrit. Et peut-être aussi dans la relation de l’auteur au lecteur. 

J.H. et E.M.-R. : Cette véracité ou cette sincérité auraient-elles à voir avec ce qui fait la « bonne » littérature, pour reprendre votre expression ? ou avec ce qui autorise l’écriture, et permet de penser sa puissance ? Nous employons le mot à dessein, puisque ce numéro de Fixxion nous offre la possibilité de mettre à l’essai cette notion d’« autorisation », rapportée aux formes narratives – est-ce qu’elle vous semble rendre compte de votre pratique ?

A.W. : Oui, je crois bien qu’il faut une forme de véracité ou de sincérité pour faire de la « bonne littérature », encore que cette expression soit à mettre en guillemets, tant elle est difficile et même impossible à définir précisément. S’il y avait une définition claire et universellement valable, il serait plus facile (et moins intéressant) d’en écrire. De quelle sorte de véracité ou de sincérité est-il question ? Dans la correspondance que j’ai eue avec Thomas Stangl autour de la question « Qu’est-ce que la bonne littérature ? », je cite un passage de Corps du roi de Pierre Michon. Ce passage évoque une apparition publique de l’auteur à la BnF au cours de laquelle il récite, comme cela lui arrive de temps en temps, un long poème de Victor Hugo qui l’a accompagné toute sa vie : « Booz endormi ». Il le récite très bien, il y met l’émotion requise, on l’applaudit. Ce dont personne dans l’assistance ne s’est aperçu, c’est qu’en cours de lecture, il avait « décroché ». Ayant une grande familiarité avec le poème, il a pu continuer en mimant l’émotion qui soudain lui a fait défaut. Il écrit :

Oui, le fil ténu et puissant qui m’avait lié si longtemps au vieil homme endormi, qui avait fait que lisant son poème j’avais toujours épousé en tremblant sa cause, son doute et sa fatigue, son coma, le fil avait cassé net : maintenant, je le regardais dormir. Je lus la fin dans un parfait détachement, mais avec toute l’affectation d’émotion que me donnait la grande familiarité du poème, mon lien de parenté avec lui6

Il est possible qu’un pareil risque de décrochage guette également l’auteur quand il écrit. Quand l’émotion que l’écriture – à travers une musique indissociable de sa substance – a fait naître n’est plus produite que par une routine et de l’habileté technique, le fil se rompt. Ce fil invisible relie l’auteur à son livre, mais aussi le livre au lecteur. Il est certainement possible de tromper le lecteur, de lui en mettre plein la vue mais il faut espérer que l’histoire littéraire soit plus lucide et qu’elle sache mieux distinguer le vrai du faux. 

Ce n’est sans doute qu’une des nombreuses façons de considérer cette question de la véracité et de la sincérité.

J.H. et E.M.-R. : Vous parlez de mode et d’une dimension générationnelle attachée à la littérature. Quel est, alors, votre rapport à la littérature contemporaine ? Vous avez d’ailleurs traduit des auteur.ice.s comme Pierre Michon, Eric Chevillard ou Julia Deck : comment percevez-vous la littérature du présent ?

A.W. : En fait, je n’ai pas de rapport à « la » littérature contemporaine mais seulement à des livres ou des auteurs singuliers ; des œuvres et des personnes très dissemblables, en réalité, qui ne se prêtent pas tellement à être cataloguées. Dès que je perçois une tendance – comme, plus haut, un retour en force d’une nouvelle « littérature engagée » –, je suis plutôt tentée de m’en tenir éloignée. Ce que j’aime, ce ne sont pas des formes particulières. Il me semble qu’une forme n’existe pas en soi et qu’elle ne saurait donc être aimée en tant que telle.

J.H. et E.M.-R. : En lisant vos réflexions sur la littérature – dans votre échange avec Thomas Stangl et ailleurs –, on croit parfois découvrir telle ou telle position “théorique” derrière certains propos ; lorsque vous mettez à distance une certaine littérature engagée, on pense par exemple à Blanchot. En même temps, vous vous refusez modestement à une posture trop « philosophique ». Le discours théorique autour de la littérature a-t-il une importance pour votre pratique de l’écriture ?

A.W. : Il n’y a rien de modeste dans mon attitude : le discours théorique autour de la littérature n’a tout simplement pas la moindre importance pour ma façon d’écrire, d’ailleurs je l’ignore largement, et je ne cherche pas à combler mes lacunes. Ce n’est pas que je le croie inintéressant mais j’aime bien réfléchir par moi-même. Il m’arrive bien entendu d’avoir des pensées que d’autres ont déjà eues avant moi, mais il me semble qu’il vaut mieux y arriver par son propre chemin. D’ailleurs, mon but n’est pas d’avoir des pensées originales mais plutôt d’éviter les ornières, y compris celles qui se sont creusées dans la langue elle-même ; de suivre le mouvement singulier de ma pensée qui, du coup, trouvera sa façon à elle de les transformer en phrases ou en vers. 

J.H. et E.M.-R. : Vous êtes traductrice de poésie ; vous avez traduit, par exemple, Une vie ordinaire de Georges Perros… Pourquoi ne pas écrire de poésie ?

A.W. : J’ai écrit beaucoup de poésie entre l’âge de quatorze et trente ans environ. Puis j’ai arrêté. J’avais compris qu’il n’était pas nécessaire de s’en tenir à la distinction communément admise entre prose (narrative) et poésie (lyrique). Il y a des formes de prose qui sont de la poésie, ou qui sont en tout cas bien plus proches de la poésie que du roman, dans la littérature française par exemple chez Victor Hugo ou chez Rimbaud. Et il y a, à l’inverse, des poèmes narratifs. 

Le premier livre que j’ai publié était fortement influencé par le Plume d’Henri Michaux. Je n’étais pas encore complètement sortie de la poésie. Et je me demande si je n’y ai pas toujours un pied aujourd’hui.

J.H. et E.M.-R. : Ce qui nous amène à une dernière question ; seriez-vous disposée à parler de votre prochain projet ? Avez-vous un texte en préparation que vous aimeriez évoquer ?

A.W. : Depuis qu’en 2020 Annette, une épopée a reçu le Prix Allemand du Livre (Deutscher Buchpreis), qui est une sorte de Prix Goncourt allemand, ma vie a été pas mal bousculée. J’ai fait d’innombrables interviews, lectures publiques, entretiens, j’ai traversé les pays germanophones dans tous les sens, surtout l’Allemagne, puis, comme le livre a été traduit dans beaucoup de langues, j’ai été invitée dans divers pays, et cela continue. L’édition anglaise sort en août, l’édition grecque et l’édition chinoise en octobre 2022. Le nombre de demandes de toutes sortes que je reçois a été multiplié, et il faut y répondre. J’ai prononcé le discours annuel pour l’anniversaire de Schiller, à Marbach, et j’ai donné une conférence de poétique (Poetikvorlesung) à Heidelberg. Toute cette reconnaissance m’a apporté beaucoup de joie ; la rencontre avec des doctorants, des traductrices et traducteurs, des lectrices et des lecteurs, tout cela a été et reste formidable – mais c’étaient deux années de grande agitation, ce qui n’est absolument pas propice à l’écriture, en tout cas dans mon cas. Pour écrire un livre, j’ai besoin d’avoir au moins plusieurs mois de temps libre devant moi. Certes, un livre ne naît pas le jour où l’on en écrit le premier mot, il y a bien des choses qu’on remue dans sa tête avant de commencer à écrire. Mais ce sont des choses bien trop fragiles et bien trop incertaines pour être exposées au grand jour. De plus, je suis assez superstitieuse. J’ai tendance à croire que si je dévoile ce qui me préoccupe avant la publication, ce sera un ratage.

 

Notes : 

  • 1  Annette, une épopée, Paris, Le Seuil, 2020 ; Annette, ein Heldinnenepos, Berlin, Matthes & Seitz, (...)
  • 2  Vallée des merveilles, Paris, Le Seuil, 2012 ; Kirio, Paris, Le Seuil, 2017 ; Vaterland, Paris, L (...)
  • 3  Auguste. Tragédie bourgeoise pour marionnettes, Gouville-sur-Mer, Le Bruit du temps, 2010.
  • 4 Andreas Maier et Anne Weber, Mainzer Poetik-Dozentur 2003, Akademie der Wissenschaften und der Li (...)
  • 5 Thomas Stangl et Anne Weber, Über gute und böse Literatur, Berlin, Matthes & Seitz, 2022 ; “böse” (...)
  • 6 Pierre Michon, Corps du roi, Lagrasse, Verdier, 2002, p. 97.