Revue des deux mondes, "L'Europe en sursis", par Stéphane Guéguan

 Revue des deux mondes, "L'Europe en sursis", par Stéphane Guéguan
03 mai 2021

 

Au cours de la soirée du 17 mars 1938, à l’invitation du Pen-Club, cette association internationale d’écrivains née au lendemain de la Première Guerre mondiale, Paul Valéry prend la parole, en orateur aguerri par vingt ans de conférences et de dis- cours à travers le monde. Son autorité, éthique et politique, est alors totale, il le sait et, ce jour-là, il oublie toute prudence, toute retenue, en faveur d’un pays que, six mois plus tard, les accords de Munich ne protègeraient plus des appétits de Hitler. Pressent-il que les Allies, responsables pourtant du découpage absurde de cette jeune République au lendemain de 1914-1918, en seraient bientôt les fossoyeurs sous l’apparence de leur protection renouvelée ? A-t-il deviné qu’ils ne tiendraient pas après ces concessions au Reich, qui n’entaient pas les premières ? Car, pour ce passionné de mathématique, de physique et d’architecture, tenir exige plus qu’un courage de fer : « Les circonstances donnent à la Tchécoslovaquie la fonction même d’une clé de voute, à laquelle s’appuient des forces de sens contraire. [...] Tout s’écroule, si elle ne peut résister aux efforts d’écrasement qu’elle subit. » Tout ? À savoir, selon Valery, l’Europe, sa culture, sa grandeur éminente et son entre même... Ebranlée par la crise des Sudètes, l’ancienne Bohème lui apparait comme une digue plus décisive que la ligne Maginot. Musiciens, peintres et poètes en ont fait, depuis des siècles, une terre de haute valeur spirituelle, au-delà̀ de toute inscription religieuse : « Je dis que ce peuple tchèque est à présent le seul en Europe qui se montre capable, digne, et jaloux de sa liberté politique. » Paradoxe, le texte parait dans L’Art vivant de septembre 1938 et rejoindra le volume Pour la Tchécoslovaquie. Hommage à un pays martyr, bientôt publié avec les contributions de Marc Chagall, Paul Claudel et Pablo Picasso. 

Le cri d’alerte de Valery, on le sait, avait eu un illustre précèdent. Nul n’ignore, en effet, ses deux lettres, parues à Londres et Paris, entre avril et aout 1919, sous un titre déjà̀ alarmiste, « La Crise de l’esprit ». Mais, comme l’arbre cache le foret, l’incipit de ce texte majeur donne l’illusion de le résumer. Notons d’abord que Valery, auteur d’une Jeune Parque (1917) qui a fait de lui le poète national, s’identifie à cette Europe dont il déplore le déclin : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » Généralement donc, on ne va pas plus loin, dommage... Vous vous entes trompes, martelé ensuite Valery à ses contemporains ivres de leur victoire, il manque un cadavre à vos sinistres bilans de la Grande Guerre. Et ce soldat inconnu est notre mère à tous, c’est l’Europe, dont la carte va de Grèce et d’Alexandrie aux capitales d’Occident. Réalité géographique et profondeur temporelle ne se séparent pas. L’effacement des empires de l’Antiquité, objet d’une vague rêverie jusque-là, sortait du chimérique et caractérisait soudain le temps présent. Autant qu’humaines, les pertes de la Grande Guerre englobaient les plus sacrées de nos valeurs : l’alliance inattendue entre le progrès technique, les qualités morales et la barbarie la plus sanguinaire avait éclaté au grand jour, jetant le discrédit sur l’époque moderne. Et Valery de citer un exemple qui dut faire frissonner certains de ses lecteurs, le Germain ayant montré dès l’année 1914 un sens du devoir et un savoir dignes de meilleurs usages : « les grandes vertus des peuples allemands ont engendré plus de maux que l’oisiveté́ jamais n’a créé de vices ». Il se pourrait que la conclusion écorche, elle, les oreilles sélectives d’aujourd’hui : « L’Europe deviendra-t-elle ce qu’elle est en réalité, c’est-à-dire un petit cap du continent asiatique ? Ou bien l’Europe restera-t-elle ce qu’elle parait, c’est-à-dire la partie précieuse de l’univers terrestre, la perle de la sphère, le cerveau d’un vaste corps ? » 

Que Valery ait été, des tripes au cerveau, un intraitable Européen, le partisan d’une Europe fière et garante de ses racines où fraternisaient Euclide, Platon, Aristote, Jésus, Leonard, Descartes, Spinoza, Montesquieu, Baudelaire, Mallarmé́, Degas et Manet, nous le mesurons mieux grâce à la publication simultanée de textes oubliés ou inédits de l’auteur de Regards sur le monde actuel (1931). C’est la seconde édition de ce fameux recueil, noir de toutes les craintes de l’entre- deux-guerres, qui s’adjoindra en 1938 (année pivotale), le délicieux et court récit qu’est Le Yalou. D’une écriture encore mallarmeéenne, mais d’un esprit issu des Lettres persanes, il date de 1896-1897, et déroule lentement la conversation du narrateur et d’un lettré chinois qui, de retour d’Europe, en nargue le « désordre insensé ». Valéry peint son envers avec une rare bienveillance, c’est que la Chine sert ici de repoussoir à la chute qu’il redoute pour sa propre civilisation. A la suprématie militaire du Japon, victorieux des Chinois en 1895, fait écho la défaite des Espagnols, en 1898, dans leur lutte pour la conservation de leurs colonies contre les Américains. Aucun doute pour le jeune Valéry, la tenaille de l’Asie et de l’Oncle Sam s’est précipitamment resserrée autour de la vieille Europe. Un article avorté, toujours de 1898, allait droit au but : « Un nouveau classement des nations se découvrira alors peu à peu. L’Europe, qui pourra souffrir de ce changement, a tout fait pour l’amener et le précipiter. Il lui suffirait aujourd’hui encore d’une action combinée, d’une pression sur tous les pays neufs pour leur interdire toute poussée navale ou militaire et pour faire évanouir la puissance armée du Japon, des États-Unis. Elle conserverait alors la direction des peuples, des idées, du trafic du monde. » Ce document essentiel se lit parmi les notes et les dactylo- graphies de discours que Paola Cattani vient d’exhumer et de préfacer. Nous voilà bien mieux renseignés sur l’activité inlassable de Valéry au sein de la Société des Nations et de maintes autres instances, autant d’officines de combat pour le poète en croisade. Pour sauver l’Europe des effets de la finance globalisée, de l’accélération des modes de vie et de pensée, du nationalisme étroit et de la montée des dictatures, seule la Société des esprits que le poète ne cesse d’invoquer peut nous redonner, non un banal vivre-ensemble, mais une communauté de destin. Aussi doit-on se réjouir du retour actuel de Paul Valéry dans les consciences les moins endormies. 

Par Stéphane Guéguan