Revue des deux mondes, Recension par Lucien d'azay

 Revue des deux mondes, Recension par Lucien d'azay
01 mars 2021

La sirène à torse de femme et à queue de poisson qui fait tant fantasmer les hommes depuis le Moyen Âge, est un leg du folklre scandinave. C'est la mermaid des Anglais qui nomment en revanche siren la sirène antique, mi-femme mi-oiseau. Au chant XII de L'Odyssée, en compagnie de quelques-unes de ses congénères, elle fait se précipiter les marins dans la mer par son chant séducteur et meurtrier. Connaissant le pouvoir d'attraction de ces redoutables musiciennes, Ulysse bouche les oreilles de ses compagnons avec de la cire et se fait attacher au mât de son navire pour satisfaire sa curiosité, leur enjoignant de serrer ses liens s'il s'avise de leur donner l'ordre de le détacher. C'est autour de ce célèbre épisode de l'épopée homérique que s'articulent les 48 chapitres du Traité des sirènes de Philippe Beck, auxquels répondent, en guise d'exégèse, les 48 variations poétiques de Musiques du nom réunies dans ce même recueil. La réflexion exigeante du philosophe-poète sur le pouvoir de la mélodie et du silence, mais aussi du savoir, s'étend à la fascination qu'exerce le langage en tant qu'organisation sémantique des sons. Ardu, hermétique en raison d'obscurs néologismes ("Les Muses sont les instances de l'Intellection") et d'antinomies mallarméennes ("La musique médusante est médusée si le Navigant l'affronte"), cet essai poétique semble viser à une saturation de la forme, au point que ses idées nous confondent, comme le chant des sirènes, justement. Si difficile qu'il soit à décrypter, il n'en reste pas moins éblouissant, comme les textes de Maurice Blanchot, en vertu de son sujet même et de l'exaltation à peine contenue que l'auteur éprouve à en épuiser la matière, et c'est à ces inquiétantes ténèbres que nous ramènent les "Musiquantes Voilées", comme les surnomme Philippe Beck, autrement dit aux origines mêmes de la musique. "Les sirènes possèdent une arme plus terrible encore que leur chant : leur silence. Il est peut-être concevable, quoique cela ne soit pas arrivé, que quelqu'un ait pu échapper à leur chant, mais sûrement pas à leur silence", écrivait Franz Kafka. C'est ce paradoxe que le Traité des sirènes se propose d'approfondir à la faveur d'une pensée "colimaçonnée" jusqu'à l'incandescence.

Par Lucien d'Azay