Revue des Deux Mondes - « Sur Anna Akhmatova »

 Revue des Deux Mondes - « Sur Anna Akhmatova »
01 2013

« Sur Anna Akhmatova » 

« Nous sommes tenus de taire ce que nous avons vécu. Et pourquoi donc devrais-je me taire ? » (Nadejda Mandelstam) ; « C'était le temps où les seuls sourires / Étaient les morts, heureux d'être en paix » (Anna Akhmatova) ; « De quoi te plains-tu, il n'y a que chez nous qu'on respecte la poésie : on tue même pour elle. Ça n'existe nulle part ailleurs » (Ossip Mandelstam). Deux femmes, un homme et une amitié qu'aucun événement tragique de l'histoire russe n'a interrompue. Par-delà la mort, ces « trois têtes pleines de courants d'air » continuent de se parler : le verbe d'Anna Akhmatova se mêle à celui d'Ossip Mandelstam (« J'écris sur un de tes brouillons. / Surgit alors un mot qui ne m'appartient pas ») ; la voix de Nadejda se fond dans celle de son mari disparu lors d'un voyage vers la Kolyma : sa mémoire a enregistré tous les poèmes que les séides de Staline voulaient anéantir ; l'œuvre est désormais indestructible. Nadejda rencontre Anna en 1924. L'une et l'autre endurent une existence faite de douleur et de séparations. Pendant quarante ans, les deux amies se soutiennent : lorsque les épreuves le permettent, elles discutent de création poétique, de peur, de courage, d'humanisme. En 1958, Nadejda entreprend la rédaction de ses souvenirs ; il faudra attendre quatorze ans pour lire, en français, le premier tome de Contre tout espoir. Entre-temps, elle se lance dans un récit sur Anna Akhmatova. Celle qui se disait grande dame, belle, réservée, intelligente – et qui fut souvent étourdie, drôle, effrontée – meurt en 1966. Sous le choc de la disparition, Nadejda compose un ouvrage qui, bien plus qu'une simple biographie, se présente comme un portrait vif et tendre d'un immense talent littéraire. L'auteur déchire néanmoins son travail et seul le tapuscrit échappe à la destruction : Nadejda veut utiliser ce matériel pour son Deuxième Livre(les tomes II et III de Contre tout espoir). Seulement les chapitres consacrés à Anna Akhmatova sont d'un tout autre ton : la plume est devenue sarcastique, mordante ; Anna n'est plus regardée comme amie mais comme membre d'une génération à laquelle Nadejda instruit un procès. Nous vopici donc aujourd'hui en présence d'une œuvre totalement inédite. Si « L'or se couvre de rouille et l'acier tombe en poussière […], ce qui restera, c'est la Parole souveraine » (Anna Akhmatova).

                                                                                        Aurélie Julia