À l'Odéon, Luc Bondy démarre au ralenti
Pour sa première pièce en tant que directeur de l’Odéon-Théâtre de l’Europe, Luc Bondy a choisi de proposer Les Beaux Jours d’Aranjuez, d’après le texte de Peter Handke. Ce n’était pas sa meilleure idée.
Vu les conditions pour le moins inélégantes dans lesquelles Luc Bondy a été accueilli à l’Odéon en remplacement d’Olivier Py, en avril 2011, on aurait voulu saluer avec enthousiasme l’ouverture de la saison dans ce théâtre ô combien célèbre. C’est raté. Force est d’affirmer que la reprise de la pièce Les Beaux Jours d’Aranjuez, de Peter Handke, créée le 15 mai dernier à l’Akademietheater de Vienne, fait flop du début à la fin, ne provoquant que des applaudissements polis en fin de spectacle, justifiés par la qualité du texte, le talent des deux acteurs (Dörte Lyssewski et Jens Harzer), et le parcours du metteur en scène, dont on attendait mieux.
Sur le papier, le duo Handke/Bondy a tout pour plaire. Les deux hommes, qui se connaissent de longue date, ont une vraie complicité de création. L’écrivain autrichien, âgé de 70 ans, a bâti une œuvre forte, sensible, originale. Il a parfois été soumis à un tir de barrage de l’intelligentsia parisienne à l’occasion du conflit né de l’éclatement de l’ex-Yougoslavie. À l’époque, Handke se garda bien de reprendre l’antienne selon laquelle les Serbes devaient tous être classés dans le camp du Mal absolu. C’est le genre de dérapage qui valait excommunication.
En 2006, une de ses pièces a même été déprogrammée de la Comédie-Française en raison de ses « positions contestables », comme ose encore l’écrire aujourd’hui Brigitte Salino dans Le Monde. Comment pouvait-on nier que les Croates et les Bosniaques étaient tous des enfants de cœur aux mains immaculées alors que les Serbes, depuis la nuit des temps, étaient des bourreaux déclarés et des Mladic en puissance ? Peter Handke ayant affirmé le contraire, il fut traité comme un paria, et Le Monde, avec son expression alambiqué, continue le sale boulot. Passons.
Luc Bondy, quant à lui, a hérité à 63 ans de la direction de l’Odéon dans les pires conditions qui soient. Il fut nommé par l’ancien ministre Frédéric Mitterrand après le limogeage pur et simple d’Olivier Py, recasé en catastrophe au Festival d’Avignon, au nez et à la barbe du couple Vincent Baudriller / Hortense Archambault qui ont payé les pots cassés de ce règlement de comptes germanopratin. Où l’on voit que les mœurs en vigueur dans le petit monde de la culture sont parfois dignes du théâtre de boulevard, mais c’est une autre question.
En tout état de cause, ce n’était pas une raison pour que les petits Marquis du culturellement correct, au nom de la défense d’Olivier Py, en viennent à pétitionner contre la nomination de Luc Bondy. Le moins que l’on puise dire, en effet, c’est qu’il a le profil requis (pardon pour ce vocabulaire de DRH d’une entreprise de management) pour diriger un lieu ouvert aux grands vents de la culture européenne.
Voilà donc pourquoi on allait assister à la première de l’Odéon avec la ferme intention de saluer l’œuvre du maître, ne serait-ce que pour contribuer à laver l’affront de sa nomination reçue à bras fermé.
La pièce consiste en un dialogue entre une femme et un homme qui ont passé un pacte dont on ignore les règles, et qui fonctionne sur le jeu des questions/réponses. Lui interroge et elle répond. Lui s’intéresse surtout à sa découverte du désir et de l’amour physique. Au début, tout fonctionne bien, surtout quand la jeune femme confesse avoir ressenti ses premiers émois physiques sur une balançoire, à dix ans, lorsque les mouvements déclenchèrent en elle un « élan » où l’on reconnaît les signes intérieurs de l’extase, de la première jouissance. C’est conté avec grâce, pudeur, émotion. Réponse après réponse, la femme va ensuite confesser la difficulté de ses rapports avec les hommes, le choc permanent entre le féminin et le masculin, tandis que son compagnon de dialogue (et peut-être davantage) se met à évoquer le « royaume » d’Aranjuez comme une sorte de paradis perdu.
On retrouve par moments (rares) la poésie de Peter Handke, mais de manière trop fugace. On reste extérieur à cette confession à deux voix, si émouvante à la lecture, mais trop froide à l’oreille et à l’œil. De plus, le spectacle joué en allemand est rendu largement inaccessible par un système de sous-titrage parfois décalé dans le temps, truffé de fautes d’orthographe (à l’Odéon, on croit rêver !) et installé sur un écran placé si haut que l’on a le choix entre lire le texte et ne rien voir des acteurs ou admirer ces derniers sans rien comprendre à leurs propos.
Peter Handke, Luc Bondy et leurs acteurs méritaient mieux. Le reste de la saison, avec (entre autres) Le Retour de Harold Pinter, devrait permettre d’oublier bien vite ce démarrage en mode mineur.
Jack Dion