Secousse - n°3 - Souffles dans la nuit

 Secousse - n°3 - Souffles dans la nuit
01 mars 2011

Souffles dans la nuit

Il s’appelait Rainer Biemel. Issu d’une famille allemande de Transylvanie, il naquit en mars 1910, à Brasov, entre Bucarest et Iassy. À seize ans, il quitte la Roumanie pour venir en France, à Toulouse, où il passe le bac. Ensuite, inscrit en Sorbonne, il suit les cours d’Alain, obtient une licence de philosophie. Il devient journaliste et éditeur. Antifasciste, il relaie la voix des opposants au nazisme. Il traduit Thomas Mann et Ignazio Silone – ainsi que les Lettres à un jeune poète de Rilke. En juin 1940, il se replie à Toulouse. Son appartement parisien est perquisitionné par la Gestapo, sa machine à écrire confisquée. Mieux vaut fuir. Il retourne en Roumanie. Échappant au front russe, il est muté au ministère de la propagande, au service de traduction. Il crée une maison d’édition, traduit et publie Maurice de Guérin. Sur le fil du rasoir, il survit donc à la Seconde Guerre mondiale. Après l’entrée de l’Armée rouge en Roumanie, il devient rédacteur dans un quotidien francophone. Mais la communauté allemande de Roumanie est déportée en URSS. Hommes et femmes âgés de 17 à 45 ans sont invités à « contribuer » à la reconstruction de l’Union soviétique, c’est-à-dire condamnés aux travaux forcés. Son nom figure sur la liste. Sa vie bascule. Rainer Biemel devint Jean Rounault.

Rounault : c’est le nom qu’il choisit, en 1949, pour signer son livre Mon ami Vassia, souvenirs du Donetz. À l’heure où de nombreux intellectuels français se glorifiaient de leur stalinisme, il apporta un témoignage sans appel sur sa déportation à Makeevka, en Ukraine. Il y survécut pendant un an et fut libéré fin 1945. Dans la très riche postface à la réédition de ses souvenirs par les éditions Le Bruit du temps, Jean-Louis Panné explique comment le nom de Rounault fut donné à Biemel par les Russes qui, l’identifiant à un Français, l’avaient surnommé ainsi en allusion à la marque automobile Renault. La force de ce témoignage sur le camp de travail soviétique tient avant tout à la justesse avec laquelle Jean Rounault a su rendre compte de son expérience. Fondé en partie sur des notes écrites sur le moment dans un carnet, le récit est remarquablement vivant et offre, du départ en train au retour, une succession de tableaux de la vie et de la survie au camp. Pas d’imprécations ni de condamnations, de ces gros traits manichéens qu’affectionne l’idéologie. Des faits, des croquis, des anecdotes et des portraits saisissants d’une humanité hébétée par la faim et le froid, abrutie par les brimades et la peur. Ces êtres, Rounault les fait revivre, transmet leurs paroles. Les dialogues permettent de donner une image vivante et complexe de ce que pouvait être la réalité de la vie dans un camp, sous la botte de Staline. Magie du verbe, du mot qui arrache un peu de vie à l’abîme – art de la remémoration qui permet de redonner corps et voix aux damnés de l’Histoire. Ainsi Vassia, ce cousin d’Ivan Denissovitch, ou encore la figure de ce peintre dont la mort constitue un atroce résumé de la condition inhumaine de l’esclavagisme stalinien. Ces hommes et ces femmes, Rounault les sauve de l’oubli.

Mon ami Vassia porte leur mémoire.

Parmi ces déportés se trouvait aussi un très jeune homme, Oscar Pastior, le poète, futur membre de l’OULIPO, disparu en 2006. Ce dernier ne publia rien sur sa déportation. Le camp, il le porta en lui. Jusqu’au jour où l’une de ses amies, Herta Müller, lui proposa de recueillir son témoignage. Pendant quatre ans, elle l’écouta, le questionna. Celle qui n’était pas encore Prix Nobel de littérature souhaitait depuis longtemps écrire un livre sur ce sujet. Sa propre mère fut déportée pendant cinq ans dans le Donetz. Après la mort d’Oscar Pastior, elle décida de poursuivre le livre, seule, à l’écoute de toutes ses voix. En 2009, La Bascule du souffleparaissait à Munich. D’une façon quasi hallucinatoire, ce chef-d’œuvre parvient à répondre au défi lancé par Celan : il « témoigne pour le témoin ». Se saisissant du « je » de Léopold, le personnage principal inspiré d’Oscar Pastior, Herta Müller porte à un rare point d’incandescence la reconstitution fictive d’une expérience à la fois historique et intérieure. La Bascule du souffle parvient à unir dans un même mouvement la voix du témoin, celle du narrateur et celle du poète. Ce livre incandescent, sombre et puissant, parvient aussi à dire l’innommable du retour et la hantise du « j’y ai été » – la déchirure, la mutilation.

Dans un présent pétri d’angoisses sourdes et « d’hypermnésie oublieuse », la lecture de Mon ami Vassia et de La Bascule du souffle peut aider à rester vivant. Comme autant de souffles dans la nuit, ces livres murmurent des vérités sur le mensonge et la terreur.

                                                                                                          François Bordes