Avec Cabotages et Le Sel, la dame et l’éponge, Gilles Ortlieb signe deux nouveaux chapitres d’un journal de bord retraçant, depuis Place au cirque (2002), Noël à Ithaque (2006) et Sous le crible(2008), une navigation côtière multipliant les haltes et les escales afin de prolonger « la très vieille histoire de l’étranger à apprivoiser et du quotidien à désengourdir pour tâcher d’en court-circuiter, passagèrement au moins, la banalité ». Cadillac-sur-Garonne, Ilha de Moçambique, Nouvion-sur-Meuse, Sinaia dans les Carpates, Capoliveri sur l’île d’Elbe – les destinations improbables se suivent et ne se ressemblent pas, illustrant à merveille ce mélange adultère de tout évoqué par T.S. Eliot dans un poème en français, cité en exergue : « J’erre toujours de-ci de-là / À divers coups de tralala ». Depuis quarante ans maintenant – son Brouillard journalier remonte à 1984 – Gilles Ortlieb promène son sac-à-dos de par le monde avec « le sentiment, aigu, d’une précarité qu’on avait fini par croire anesthésiée. Mais n’est-ce pas cela qu’on recherche en même temps, à chaque fois, derrière chaque départ : se retrouver exposé, vulnérable, ouvert à tous les aléas du voyage et, par soi-même d’abord, menacé ? » Sans se poser trop de questions sur le pourquoi de son « affection aveugle pour tout ce qui vient de cesser d’exister ou s’apprête à disparaître », le flâneur poursuit ses Cabotages près des côtes grecques. Un court texte intitulé « La veste élimée » fait converger tous les chemins qui l’auront conduit sur l’île de Kythnos en compagnie du roman posthume de Georges Séféris, Six nuits sur l’Acropole, puis sur l’île de Zakynthos, vers la chapelle perchée de Saint-Lypios où Dionysos Solomos situe de le début de La Femme de Zante, avant de se rendre sur les routes de Cynourie, un coin perdu du Péloponnèse cher à Thanassis Valtinos. En jouant les Petits Poucets sur les sentiers pierreux d’une Grèce balisée par ses auteurs préférés, Gilles Ortlieb n’oublie pas de souligner l’illusion d’optique née de ces affinités électives : « Ces souvenirs collés bout à bout ont l’air de vouloir faire partager la fiction d’une expérience linéaire, d’un déroulé chronologique, alors qu’il ne s’agit bien sûr que d’images obtenues par compression, accumulation. Le mot ‘île’ en contient des dizaines, d’îles, en vrac, et la chose n’est pas moins vraie pour les vocables ‘taverne’, ‘chantier naval’, ‘chemin de fer’. » Avec Le Sel, la dame et l’éponge, le cabotage débouche sur un triptyque festif, commençant par un dimanche de Pâques en Camargue, continuant avec une veille de Noël sur l’île de Kalymnos et s’achevant, histoire de boucler la boucle, par un autre dimanche de Pâques, en Floride. En ligne de mire, les descendants des pêcheurs d’éponges venus, du Dodécanèse, s’installer vers 1900 à Tarpon Springs – sorte de « Venise du Sud » pour Américains fortunés – et puis, dans les années 1920, à Salin de Giraud, village fantôme bordé par le Rhône et les marais salants. « Comment une petite île du Dodécanèse dont la population a rarement dû dépasser les vingt mille habitants a pu essaimer en Camargue, en Floride et même jusqu’en Australie (où les plongeurs se seraient, un temps, convertis à la pêche aux perles de nacre), c’est un mystère. » Une fois de plus, se met en place le système de vases communicants qui, depuis toujours, fascine Gilles Ortlieb – celui qui, en l’occurrence, relie par un fil invisible l’annuaire téléphonique des Bouches-du-Rhône et les patronymes gravés sur les pierres tombales du cimetière du Barcarin, à la sortie de Salin, mais aussi, par ricochet, les noms de famille repérés sur les enseignes de Tarpon Springs et ceux des mausolées du cimetière de Cycadia, à la sortie de la ville – mêmes Galanos, Simiacos, Xeluras, d’un côté, mêmes Makris, Faklis, Theophilopoulos de l’autre. En Camargue comme en Floride, les tentatives réitérées de « refaire la Grèce sur place » font penser à des travaux de Sisyphe : « Il n’en est pas moins vrai que, entre l’employée de mairie qui prenait un malin plaisir à estropier les noms des nouveaux arrivants et le statut d’une île sous protectorat italien qui a conduit, pendant la guerre, à les assimiler à l’ennemi allemand, l’identité des migrants venus de Kalymnos aura été ici, pas mal éprouvée. À moins qu’une identité malmenée ne finisse par déboucher sur un sentiment d’appartenance plus solide que ne pourra jamais l’être aucune mention dans un registre d’état-civil. » La moralité de la fable est murmurée par la « Dame de Kalymnos », statue en bronze aux yeux aveugles, ramenée par hasard dans les filets d’un pêcheur et conservée au musée archéologique de Pothia. Extraite du fond des eaux où elle reposait depuis près de deux mille ans, la jeune femme trône en majesté et semble pourtant vouloir se fondre dans les plis d’un vêtement à franges sophistiqué, rappelant des bandelettes de momie. Pour Gilles Ortlieb, le message est clair : « On a beau distinguer des éponges sur des fresques minoennes du quatrième millénaire avant J.-C., (…) le passé n’en demeure pas moins une réalité sous-marine, inaccessible à celui qui, depuis la terre ferme, contemple la surface plissée, agitée, du présent. Les bandelettes de la momie. »
Par Corina Ciocârlie