Le plus long des voyages
La réédition de ce roman d'une perspicacité psychologique inouïe offre l'occasion de redécouvrir la subtilité du très edwardien Forster.
Dans Christopher et son monde, son autobiographie à la troisième personne, Isherwood raconte sa première visite, en 1932, à E.M. Forster, « l'unique auteur vivant qu'il eût reconnu comme son maître ». Isherwood est alors un jeune homme pleinement de son temps et qui aspire à entrer en littérature, tandis que Forster, à 53 ans, est installé depuis longtemps sur le devant de la scène littéraire britannique, romancier plus que reconnu, encensé notamment lors de la parution de La Route des Indes (1924). Bénéficiant même de l'estime des modernistes de Bloomsbury, qui, de Lytton Strachey à Virginia Woolf, l'ont accepté depuis longtemps comme compagnon de route – en dépit du classicisme revendiqué de son œuvre romanesque. Si Christopher Isherwood le moderne a élu le très edwardien Forster comme son contemporain capital, c'est, explique-t-il, non pas parce que son écriture serait pour lui un modèle, mais parce que plus profondément, plus essentiellement, à l'instar des maîtres zen du tir à l'arc, « un roman de Forster apprenait à Christopher l'attitude mentale avec laquelle il devait prendre la plume ». Chez Forster, ajoute-t-il, « il découvrait une clé pour tout l'art d'écrire ».
Commencée l'an dernier par Monteriano, poursuivie aujourd'hui par Le Plus Long des voyages et La Route des Indes, la réédition entreprise par les éditions Le Bruit du temps de l'œuvre romanesque de Forster – dans les traductions qu'en avait faites Charles Mauron dans les années 1930, augmentées chacune d'un appareil critique remarquable – s'offre comme la possibilité réjouissante de redécouvrir cet art d'écrire si subtil que possédait l'écrivain anglais. Un art dont les adaptations cinématographiques à succès – et très léchées – qu'ont données David Lean (La Route des Indes) et surtout James Ivory (Retour à Howards End, Chambre avec vue, Maurice) ne rendent que très partiellement compte. S'il excelle effectivement dans le tableau réaliste et volontiers ironique de la société provinciale anglaise de la fin du xixe siècle, du début du XXe – « Personne ne saisit plus habilement les nuances et les ombres de la comédie sociale ; personne ne cible de façon aussi amusante la comédie d'un déjeuner, d'un thé ou d'une partie de tennis au presbytère », jugeait Virginia Woolf –, s'il a su dépeindre le vacillement de la société britannique et de l'Empire au seuil de la modernité, ce n'est pas là ce qui rend si profondément vivants et agissants, aujourd'hui encore, les romans de E.M. Forster (1879-1970). Plutôt un certain regard posé sur l'homme – disons, comme un supplément d'âme que savait insuffler à ses personnages l'écrivain, qui estimait qu'« un livre qui ne laisse pas les gens plus heureux ou meilleurs qu'ils n'étaient avant de le lire, qui n'ajoute pas un certain trésor permanent au monde, n'en vaut pas la peine ».
Du Plus Long des voyages, Forster disait : « Il est le moins apprécié de mes cinq romans mais celui que je suis le plus heureux d'avoir écrit. » Le récit d'un mariage inconséquent, celui de l'idéaliste, immature et naïf Rickie avec la belle et dure Agnès, en est le fil rouge, mais le roman que Forster déploie autour de ce motif si ordinaire est d'une perspicacité psychologique, d'une profondeur méditative époustouflantes – à la hauteur ou presque d'un Henry James, dont Forster semble ici le digne cousin anglais.
Nathalie Crom