Beau geste
Sous Staline, Lydia Tchoukovskaïa retranscrivit ses échanges littéraires avec la poétesse proscrite Anna Akhmatova. Un éblouissement.
Entre 1938 et 1966 (avec une interruption entre 1942 et 1952), deux femmes russes s'entretiennent presque quotidiennement : Lydia Tchoukovskaïa (1907-1996) et Anna Akhmatova (1889-1966). Deux femmes de lettres - la première critique littéraire et romancière (La Maison déserte, La Plongée), la seconde immense poétesse, célèbre depuis les années d'avant la révolution de 1917 - qui vont affronter les terribles décennies de la guerre civile puis du régime stalinien, et dont les oeuvres vont connaître toutes les formes de censure et des versions clandestines, jusqu'à un dégel politique bien tardif. Quand Anna Andreïevna (Akhmatova de son nom de plume) téléphone à Lydia pour qu'elle lui rende visite, elle la reçoit dans la chambre glacée d'un appartement collectif, où elle prépare le thé. Elle est distante, curieuse, agacée, toujours obstinée dans la perfection stylistique de ses poèmes. Les deux femmes échangent alors sur les difficultés de la vie quotidienne, mais aussi et surtout sur la littérature. Ils sont nombreux, ceux dont elles prennent des nouvelles ou dont elles commentent les oeuvres : Mandelstam, Maïakovski, Pasternak, Tsvétaïeva, ainsi que les auteurs classiques comme Pouchkine, Dostoïevski, Tolstoï, Maupassant, et les contemporains, Hemingway et même François Mauriac. En quittant Anna, Lydia se remémore ses propos et ses poèmes pour les consigner dès son retour chez elle, afin de ne rien perdre des paroles d'une femme dont elle estimait impossible "de croire qu'[elle] était de même essence que nous". "Je suis convaincue que la poésie est destinée à jouer un très grand rôle dans la vie des gens. Celui de suprême consolation. Au milieu de cet océan de malheurs", disait Akhmatova en 1941. Une poésie dont les censeurs savaient mesurer la force subversive.
Par Gilles Heuré