Des pages pour respirer
Les hommes sont las et ils voudraient avant tout respirer.
C’est écrit en 1967, et Philippe Jaccottet dit ici un moment de crise.
La page pourrait être écrite aujourd’hui, sans qu’on y change un mot. Qui a lu La Semaison ou Observations et autres notes anciennes sera à la fois étonné et pas du tout surpris par ce recueil.
Ces notes sont dans la ligne de ce qu’écrit le poète, ici entre 1952 et 2005. Il les a relues jusqu’en 2009, et des notes de bas de pages lui permettent de revenir sur certains jugements ou affirmations.
Sentiments, émotions ou indignations
On trouve dans ce recueil la trace de ses lectures, des récits de rêves, de nombreuses descriptions de paysages. Grignan et ses alentours sont au cœur de son existence, de sa création, qu’elle soit poétique ou en prose. Le si beau village de la Drôme est son lieu d’élection depuis l’après-guerre. On sera davantage surpris par certaines notes, par des confidences, des propos plus personnels. On sait la pudeur et la réserve de Jaccottet. Il va donc de soi que parler de propos personnels a ses limites.
Contrairement à bien des écrivains qui usent du journal ou de la note pour déverser un peu de bile sur leurs semblables, Jaccottet ne s’abaisse pas à de telles pratiques. Disons plutôt qu’il révèle des sentiments, des émotions ou des indignations. Ainsi, quand il évoque une visite faite à Ponge en 1976. L’auteur du Parti pris des choses est aussi celui de L’Écrit Beaubourg, une sorte de commande qu’on lui a reprochée. Ses anciens amis de Tel Quel se sont éloignés de lui. Il lit à son invité un texte qui lui donne mal à la tête. Ponge prend des positions politiques qui surprennent, liées à l’impulsion d’un moment. Jaccottet relève aussi combien le grand poète est sensible à qui peut lui faire de l’ombre. Char, par exemple, ou Saint-John Perse. Mais les difficultés matérielles que connaît Ponge le choquent plus que tout, et c’est sur ce sentiment d’injustice qu’il retourne à son hôtel.
D’autres rencontres sont aussi fortes… et amusantes. Celle avec Char, aux Busclats, est à la fois généreuse et distante. L’auteur de Pensées sous les nuages rencontre deux amis de Char, « portés sur le mot poésie comme d’autres sur la bouteille ». Puis, relisant Le Nu perdu, il n’adhère pas à la poésie de Char. Il est en effet difficile d’imaginer deux poétiques plus différentes l’une de l’autre que celles-là. Mais l’admiration demeure. Comme elle demeure avec André du Bouchet, son meilleur ami, qu’il fréquente beaucoup, puisqu’ils sont voisins.
Le mot et la chose
Les poètes qui ne sont plus le passionnent tout autant que les vivants. Il est frappé par la traduction que propose Celan de Mandelstam : l’admirable poème où il se lave dehors dans le froid de la nuit, poème et œuvre qu’il commente par ailleurs. On imagine un homme aux aguets. Et, bien sûr, il lit les « classiques », les poètes qui l’ont éclairé, aidé à vivre et à poursuivre son travail : Dante ou Góngora, Scève ou Hölderlin. Tant d’autres. Il n’aime pas les phraseurs, et regrette, à propos d’une lecture de Hölderlin par Deguy, que « la muse moderne porte une blouse blanche et des lunettes ».
On est surpris par ses admirations, celle pour Claudel, par exemple, et tout autant par ses distances : Nathalie Sarraute le gêne par « l’absence des couleurs du monde », parce qu’on ne voit pas d’arbres dans ses livres, ni « le ciel, les chevelures, la couleur des yeux ». L’amoureux des oiseaux et des arbres qui est en lui ne peut qu’être étonné…
Jaccottet entretient un rapport délicat avec les images. Dans l’une des premières notes, celui qui n’est encore qu’un jeune poète considère que la plus haute poésie est économe en images. Il tient aussi au rapport entre le mot et la chose, dans une forme d’immédiateté. C’est même ce qu’il aime tant chez Mandelstam : « […] on n’y trouve pas trace de recherche, d’éclat, rien que les mots et les choses, les plus simples, les plus rudes ; et cette trame serrée, et tant d’espace, tant de force profonde dans ce cadre étroit, particulier, banal, enfin pas tout à fait banal. » Et même si les tourments du temps ne traversent guère son œuvre, il est sensible, chez les écrivains et poètes de « l’Est », Holan, Herbert ou Skàcel, à leur « apparente simplicité liée à une expérience de la douleur ». Ce qu’il trouve aussi chez Umberto Saba.
Un homme fragile
Les notes donnent aussi à voir un homme fragile, par moments sujet au doute, au vide, à une forme de mélancolie. La mort frappe autour de lui, et certains récits de rêve sont peuplés par des êtres chers, comme sa mère ou son beau-père. Mais ce sont ses poèmes dont il est parfois le moins sûr, comme dans cette page de 1997 : « Le sentiment que tout cela est décidément trop lourd, lassitude ; et la conviction que tout ce que j’ai pu écrire est décidément trop peu de chose, et trop frêle ; que je ne suis plus à la hauteur de rien. Mais il est difficile de s’effacer tout à fait. La lettre d’Anne de Staël à propos de la santé d’André : “le corps réel d’un poète est le corps des mots” – je n’ai jamais cru cela et c’est probablement ma faiblesse, mon tort. »
Ce recueil a une dimension particulière. D’abord parce qu’il est publié par Antoine Jaccottet, fils du poète et éditeur. Ensuite parce qu’une édition en « Bibliothèque de la Pléiade » paraîtra bientôt, rassemblant de nombreux écrits (hélas pas tous) du poète, et que ce livre est une sorte de signe avant-coureur, qui boucle un cycle, celui des notes rassemblées, comme en un bouquet de pivoines, fleur que semble beaucoup aimer Jaccottet.
Norbert Czarny